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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/168

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Le patriarche n’avait même pas eu un regard pour le messager qui, peut-être, expirait de douleur à ses pieds. Il s’était dressé et attendait maintenant dans une immobilité de statue, entouré de toutes ces autres statues qu’étaient devenus, eux aussi, les vieillards… Il attendait que le grand Coesre, qui venait à son tour de pénétrer dans le temple, eût poussé jusqu’à lui le roumi prisonnier.

— Eh bien ! celui-là peut numéroter ses os ! prononça à mi-voix, derrière un pilier, M. Nicolas Tournesol, en voyant passer devant lui le captif suivi d’une tourbe aux gestes assassins…

M. Nicolas Tournesol était « représentant de commerce », le seul commis voyageur qui eût peut-être jamais mis les pieds dans le patriarcat, où, du reste, il faisait fortune avec sa marque de champagne et ses boîtes de conserves.

Sans concurrence, il représentait à Sever-Turn le commerce de toute l’Europe, comme d’autre part le consul de Valachie représentait la diplomatie des deux mondes… Il vendait de tout et avait acheté des terrains dans le quartier européen, qui semblait devoir prendre un développement rapide depuis qu’une compagnie anglaise construisait une route permettant d’accéder aux champs de pétrole. Il avait mis aussi de l’argent dans le Palace, « l’hôtel des Balkans », anciennement hôtel du Caravansérail… dont le patron suivait religieusement ses conseils pour attirer et rouler la clientèle…

Mais revenons au roumi prisonnier qui n’était autre que Jean de Santierne, lequel apparaissait dans un assez fâcheux état. Aux portes de la ville, il avait failli être écharpé ; on avait dû lui faire faire le tour de la muraille et on n’avait pu le faire pénétrer dans l’intérieur de l’enceinte que par une ancienne conduite des eaux desséchée qui aboutissait dans une cour du temple ; encore là, s’il n’avait pas été lapidé, c’est que le grand Coesre s’était mis à ses côtés et que la population de Sever-Turn avait en grande crainte et vénération son ministre de la guerre… Non que celui-ci eût gagné beaucoup de batailles, mais il avait une façon de manier le fouet (le fouet qui flagellait le monde) qui imposait immédiatement le respect.

Le grand Coesre était surtout célèbre pour avoir maté dans les mauvais jours la révolte des Lingurari, dont le métier est de fabriquer des cuillères et des vases de bois ; celle des Liessei, qui sont la plus basse classe des tribus nomades, véritables vagabonds, lesquels, sous prétexte de dévotion et exercices de piété, ne viennent à Sever-Turn que pour se faire nourrir « à l’œil »,