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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/187

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venté pour me tromper !… Une conversation avec mon père ? Mon père était mort ! Et tout ce que vous m’avez dit de Jean !… C’est abominable !… Vous êtes un criminel !…

— C’est vrai ! avoua-t-il en secouant la tête… mais c’est vous qui m’avez rendu ainsi !… Je n’étais pas comme cela autrefois, quand vous m’aimiez !…

— Vous êtes fou ! Je ne vous ai jamais aimé !…

— Ne dites pas cela !… Ne dites pas cela, Odette !… Rappelez-vous mon départ, rappelez-vous comme vous étiez triste !… Rappelez-vous comme nous étions heureux quand nous courions tout seuls dans les ségonaux et que nous lancions nos chevaux dans des courses à perdre haleine… quand la Camargue était pour nous deux tout seuls !… Vous ne vous plaisiez qu’avec moi alors !… Mais tout a bien changé depuis !… Comment voulez-vous que je ne sois pas devenu méchant ?… Écoutez, Odette ! je vous demande pardon de mes mensonges et de mes intrigues… je les ai bien payés depuis !… Mais l’idée que je pouvais vous perdre ne m’entrait pas dans la tête !… Et, je vous le dis encore aujourd’hui, elle ne m’entrera jamais dans la tête !… On a profité de mon absence !… Si j’étais resté là, tout cela ne serait pas arrivé ! Eh bien, je ferai si bien que je regagnerai le temps perdu !… Qu’est-ce que je demande ?… Redevenir pour vous le bon compagnon d’autrefois, celui en qui vous aviez confiance, qui vous protégeait et qui aurait donné sa vie pour vous ! Ma vie, elle est à vous !… Par la fatalité de votre naissance, vous courez une aventure terrible dont on a voulu me rendre responsable et à laquelle je ne me suis mêlé que pour votre salut !

— Vous osez dire cela, vous !… vous !… s’écria-t-elle indignée.

Il baissa la tête avec accablement et prononça d’une voix sourde :

— J’aurais fui au bout du monde avec vous si vous l’aviez voulu ! Mais vous m’avez repoussé ! Alors je vous ai ramenée ici, persuadé qu’ils vous auraient toujours retrouvée et vous ne pouvez rien faire contre ce qui est écrit !

— Tout de même, vous n’oubliez pas alors qu’il était écrit que l’on devait me donner à celui qui me ramènerait !…

— Odette !… Odette !… c’est vrai !… Il est écrit que nous devons nous marier… mais je n’avais pas besoin de lire le livre pour savoir cela !… La chose était écrite dans mon cœur depuis le jour où, pour la première fois, vous avez applaudi de vos petites mains ma victoire à la ferrade des Saintes-Maries !… Oui, répéta-t-il sans lever la tête, nous devons nous marier !… Vous ne pouvez rien contre cela !…

— Jamais !… jamais !… je le jure !…

Il se laissa glisser à genoux et mit ses mains jointes devant ses yeux…

— Et moi, Odette, je vous jure lorsqu’ils nous aurons mariés de vous respecter comme le plus humble de vos serviteurs… je jure de ne paraître auprès de vous que pour vous faire entendre des paroles d’esclave, moi, Hubert de Lauriac, le roi des guardians de la Camargue !… Un signe de vous me fera disparaître !…

— Disparaissez tout de suite ! lui lança-t-elle excédée d’une déclaration qui aurait pu l’apitoyer, mais dans laquelle, avec sa cruauté d’enfant, elle ne voulait voir qu’un bavardage hypocrite destiné à la désarmer…

Alors Hubert se releva, l’œil mauvais.

— C’est votre dernier mot ?

— Oui ! fit-elle, c’est mon dernier mot avant mon dernier geste.

Et elle brandit alors sa longue épingle.

Il lui jeta un regard féroce, sa gorge eut comme un râle et ses poings se fermèrent, tandis que sa face s’empourprait soudain sous un coup de sang. Elle put croire qu’il allait se jeter sur elle, mais il se détourna brusquement et sortit… C’est dans un état lamentable qu’il se retrouva devant le patriarche, chez lequel il s’était fait conduire.

— Je vois tout de suite, prononça Féodor en le considérant avec pitié, que le premier moyen n’a pas réussi… Rendez-moi la clef, mon jeune ami… ajouta-t-il avec un indéfinissable sourire.

L’autre lui jeta cette clef dans un geste