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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/190

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doit être vieille comme le monde. En tout cas, elle justifie tout ce que l’on a pu écrire sur l’architecture souterraine des châteaux forts du moyen âge et sur les précautions que les maîtres du dessus avaient prises pour, aux mauvaises heures, pouvoir vivre dans le dessous ou assurer leur fuite dans la campagne environnante…

» Naturellement, c’est sinistre au possible, avec là-dedans une odeur de soufre particulière que je n’ai rencontrée que là. Les dessous de Sever-Turn, c’est la cave du diable ! Mais j’en ai vu bien d’autres dans le Château-Noir ! Et ce n’est pas après avoir traversé en hauteur les oubliettes du seigneur Gaulow que je me laisserai impressionner par cette turne, si sévère soit-elle ! De-ci de-là, une veilleuse au fond d’une lanterne accrochée à la paroi… et puis tout d’un coup une porte, ou plutôt une grille derrière laquelle j’aperçois un escalier, ce qui me fait penser que ce chemin doit être assez fréquenté. Dans cette espérance, j’attends les événements au fond d’un petit retrait où je me suis jeté…

» Voilà une heure que j’attends !… Oui, j’attends que quelqu’un vienne m’ouvrir cette grille, qui me sépare d’Odette… J’attends, appuyé autant que possible sur le « bon bout de la raison » qui, un instant, a failli m’échapper et que je retiens plus solidement que jamais !

» Quelque chose que je tiens non moins solidement, c’est mon browning, car, enfin !… j’entends à nouveau les pas !…

» Eh ! Eh ! Voilà un noble vieillard qui ne m’est pas tout à fait inconnu ! Ma parole, c’est ce cher directeur de la bibliothèque, le polyglotte distingué, le plus grand savant de Sever-Turn. Il rentre sans doute chez lui après la cérémonie, car il n’a pas encore quitté son uniforme de grand gala… sa dalmatique à grandes manches et son bonnet à bandelettes qui font ressembler tous ces vieillards du grand conseil à des diacres byzantins… Voilà de somptueux oripeaux qui ne dépareraient pas une collection du faubourg Poissonnière et qui pourraient m’être de quelque utilité en attendant qu’ils deviennent un agréable souvenir… Va-t’on pouvoir s’entendre ?… Je l’espère pour lui…

» Il est remarquable que ces grands dignitaires, en dépit de la solennité de leurs fonctions, conservent dans leur mine et dans leurs manières, je ne sais quoi de rusé et de railleur qui est bien particulier à la Race. J’avais déjà relevé la chose chez Féodor lui-même. Tout patriarche qu’il est, il ne faut pas oublier qu’il est le patron des Balogards qui n’ont pas leurs pareils dans tout le genre humain pour la supercherie. Quant à celui qui vient là, sa physionomie n’a absolument rien de redoutable. Elle annonce un fripon plutôt qu’un scélérat ; on y distingue plus d’astuce que de férocité. Ses yeux noirs et vifs, son regard effronté, le sourire sardonique qui ne le quitte pas, lui donnent un air subtil qui me rassure. Avant de devenir bibliothécaire, il a peut-être été maquignon. En tout cas, il a dû faire parler de lui dans les foires ou sur les marchés. Entrons en conversation.

» Eh bien ! ce cher docteur de la bibliothèque nous a compris tout de suite, mon browning et moi ! Il m’a simplement demandé de le ligoter le plus proprement possible, de telle sorte qu’on ne pût l’accuser de complicité dans mon entreprise, et il m’a fourni, grâce à son costume un peu compliqué et à ses bandelettes, des liens nécessaires pour cela !… Il m’a fait promettre aussi, quand je l’eus traîné dans le re-