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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/197

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mander à Odette cette lettre maudite !… Jean a-t-il repoussé toute nourriture malgré la lettre ?… Tout est là !… Je veux encore l’espérer ! Quand j’eus pénétré l’affreux dessein de Callista et d’Hubert, cette nuit et que j’eus la chance de pouvoir approcher de Jean, quelques secondes à travers la grille, je lui ai bien dit : « Ne touche à aucun des aliments que l’on t’apportera en cachette. Ils veulent t’empoisonner ! » Mais si on lui apporte, avec un pain, un mot d’Odette, que fera-t-il ? Peut-être déjà tout est-il fini ?… Or, la mort de Jean, c’est la mort d’Odette !… Elle ne m’appellera plus à son secours ! Elle ne criera plus : « À moi, petit Zo !… » Je me sens une âme de fataliste. Il me semble que moi aussi je navigue entre la vie et la mort avec une effrayante nonchalance !… Tout m’est égal, maintenant que j’ai fait ce que l’on pouvait faire !… Étrange destin !… Le salut d’Odette et de Jean est maintenant entre les mains d’Hubert !… Pourvu qu’il arrive à temps !

Dans le même moment, Hubert, arrivé en trombe au palais, se précipitait chez Callista qui ne voulait pas le recevoir et dont il forçait la porte, malgré les cris des servantes ameutées. Il trouvait une femme qu’il ne reconnaissait plus ! Des yeux de folle dans une figure de marbre, un corps immobile, rigide, allongé par terre comme une statue renversée… Elle fixa sur lui un regard où brûlait une haine indicible… Il comprit que tout était accompli, que le crime était consommé et qu’elle ne lui pardonnerait jamais la mort de Jean.

— C’est fait ? lui cria-t-il haletant.

Elle ne lui répondait pas. Elle ne bougeait pas. S’il n’y avait eu ce brasier dans ses yeux terribles, il eût pu la croire morte. Et peut-être, après tout, s’était-elle empoisonnée, elle aussi, et attendait-elle sa propre fin pendant que l’autre se mourait…

— Nous avons tout perdu par notre faute ! lui cria-t-il… Nous avons été stupides ! J’aurais dû promettre à Odette la vie et la liberté de Jean pour qu’elle me cédât !… Est-il trop tard ?

Elle se redressa, jaillit comme une tige de la couche fleurie des tapis et des coussins où elle semblait avoir allongé son agonie, appela, donna des ordres à ses femmes qui se dispersèrent affolées… Et l’on vit arriver un bas domestique au bonnet rabattu sur les oreilles, aux paupières lourdes, à la lèvre pendante et aux gestes de servitude… Alors on fut renseigné : Jean avait lu la lettre d’Odette et avait pris le pain… Il l’avait caché sous la paille de son cachot, car un autre gardien était arrivé sur ces entrefaites et Andréa avait fait une apparition.

Callista eut le même cri que Mme de Meyrens.

— Cours ! lui cria-t-elle la voix rauque. Dénonce-le au gardien… qu’on lui reprenne le pain… S’il y touche, tu es mort !…

Or Jean, dans ce moment, profitant de ce que le gardien s’était éloigné de quelques pas dans le funèbre corridor, relisait la lettre d’Odette :

« Mon chéri, ne désespérons pas ! Il y a encore de bonnes âmes même en cet affreux pays !… Je puis te faire parvenir un peu de nourriture, mon amour !… On me dit que tu ne veux pas manger !… Moi, je te l’ordonne ! Il faut vivre pour moi comme je consens à vivre pour toi ! Dieu ne nous abandonne pas !… J’en appellerai au peuple, si le patriarche ne veut pas m’entendre !… Je suis la queyra ! Toi aussi, tu dois m’obéir !… Mon Jean, tout ceci n’est qu’un affreux rêve !… N’oublions pas qu’il y a quelqu’un autour de nous !… J’ai confiance !… Je t’adore !… »

Jean baisa la lettre, la glissa sur sa poitrine et alla chercher le pain sous la paille. Il commença à manger…