Aller au contenu

Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/196

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

renouveler en faisant passer le pain à Jean avec un mot d’Odette, laquelle ne demande naturellement qu’à faire parvenir des aliments à son cher prisonnier !…

— Et ce mot, Callista l’a-t-elle ? demanda Mme de Meyrens, la voix changée.

— Oh ! elle doit l’avoir maintenant !

— Eh bien courez ! fit la Pieuvre frémissante.

M. Nicolas Tournesol, qui était resté assez mélancoliquement à son bar, devant son quatrième cocktail, ne vit point repasser sans une certaine satisfaction ce singulier aventurier qui était allé s’enfermer avec Mme de Meyrens par laquelle, lui, Tournesol, se sentait de plus en plus attiré, en dépit de tout ce que l’on disait d’elle et de ce qu’avait pu lui faire entendre Rouletabille. Cet étranger traversa la salle presque en courant et se jeta au milieu de la cohue du caravansérail, bousculant tout le monde et s’attirant les malédictions d’une tourbe de cigains attentifs au spectacle que leur donnaient deux joueurs qui réglaient leur différent et même leur différence à coups de couteau… Puis il sauta sur son cheval en renversant tout ce qui lui faisait obstacle. M. Tournesol s’aperçut à ce moment que Rouletabille était à son côté. « Il m’a l’air assez pressé le monsieur ! » fit-il au reporter en lui désignant Hubert que poursuivaient les clameurs du populaire… mais vous-même, comme vous êtes pâle !… que vous est-il donc arrivé ?

— Il m’est arrivé que je viens d’entendre la conversation de Mme de Meyrens et de ce misérable ! lui répondit le journaliste sur un ton des plus lugubres… Il faut que vous sachiez comment ce monsieur s’appelle pour que vous puissiez en témoigner plus tard, si les choses tournent mal et si je ne suis plus là !… Il s’appelle Hubert de Lauriac, bien connu dans les Camargues… Le crime que je vous ai dénoncé et auquel le monde entier semble assister impuissant, est en partie son œuvre… Puisque vous avez assisté à l’arrivée dans ce temple de la queyra, je n’ai plus rien à vous apprendre !… Sachez encore, si vous ne l’avez pas déjà deviné, qu’il est aidé dans son abominable entreprise par cette femme que vous trouvez si charmante, Mme de Meyrens !… Ah ! monsieur Nicolas Tournesol, méfiez-vous des femmes !… Ne vous occupez plus de Mme de Meyrens, c’est un conseil que je vous donne !…

— Ma foi, vous avez raison !… J’avais bien envie d’aller la retrouver, mais je vois qu’elle a autre chose à faire que d’écouter mes balivernes !… Et puis, j’ai comme une idée qu’elle se moque de moi !… Elle a une façon de me regarder du coin de l’œil comme si elle me trouvait un peu… mon Dieu, oui !… un peu ridicule !… Pour un amoureux, c’est vexant !… Heureusement je ne suis pas encore tout à fait amoureux !… Au revoir et merci !… Mais où allez-vous comme cela ?… Sûrement, monsieur Rouletabille, si l’on vous reconnaît, vous passerez un mauvais moment !… Vous ne craignez pas de vous faire arrêter ?…

— Je l’espère ! répliqua Rouletabille.

Et il sortit de l’hôtel, se dirigeant vers le palais.

Il ne se pressait pas… Seulement sa pâleur était extrême… Dès ce moment, comme il le dit dans son carnet de notes, il était dans la main des dieux !

Carnet de Rouletabille — « À cette heure, je n’ai plus qu’à laisser faire le destin. Du côté d’Odette comme du côté de Jean, tout doit être accompli ! Ils sont perdus ou sauvés ! Je n’y puis plus rien !… Ou j’ai réussi dans ce que j’ai entrepris hier ou mon œuvre a abouti au néant !… Pourquoi me presser ?… Hélas ! je redoute la catastrophe !… Je n’avais pas pensé qu’ils auraient cette infernale idée de de-