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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/201

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III. — La joie de la Pieuvre

La Pieuvre était gaie comme un pinson ; du reste, toute la ville était en liesse. Une proclamation du grand conseil avait annoncé au populaire que la cérémonie du couronnement aurait lieu le lendemain et qu’elle serait immédiatement suivie de celle du mariage. La queyra, en effet, s’inclinait enfin devant la Loi et les Écritures et consentait à épouser le roumi qui l’avait ramenée à Sever-Turn !

Une aussi heureuse nouvelle avait été accueillie avec transport et était fêtée comme il convenait aussi bien dans la vieille cité cigaine que dans le quartier européen. Les boutiques avaient fermé leurs portes et les éventaires avaient disparu du caravansérail, mais les danses bohémiennes l’encombraient autant que le tumulte du marché.

À l’hôtel des Balkans, on tanguait et on foxtrottait avec rage et le champagne coulait à flots. Ce bon M. Nicolas Tournesol était aux anges ; de temps en temps il se demandait bien ce qu’était devenu Rouletabille, qu’on avait pas vu depuis trois jours, mais il faut avouer que la joyeuse présence de Mme de Meyrens était de nature à lui faire oublier, dans le moment, cette inquiétante disparition.

Ils ne se quittaient plus, dansaient ensemble, dînaient ensemble, buvaient ensemble ; ça, c’était une femme ! « Jamais malade, jamais mouri ! » lui disait M. Tournesol en admirant son entrain et sa résistance.

Il la courtisait ferme, mais elle ne faisait qu’en rire.

« Elle se fiche de l’amour comme de colin-tampon ! pensait le commis voyageur, c’est sans doute ce qui a toujours fait sa force à cette petite femme-là ! Je comprends qu’on en soit toqué ! Elle ne ressemble à aucune autre et je sens que je deviens maboul, moi aussi ! »

Entre deux cocktails et en lui envoyant au nez la fumée de sa cigarette, elle lui demanda ce soir-là, à brûle-pourpoint :

— Qu’est-ce que vous a raconté Rouletabille, l’autre jour ?

Nicolas Tournesol rougit jusqu’à la racine des cheveux…

— À moi ! fit-il en essayant de jouer l’étonnement, mais rien !

Elle éclata de rire :

— Vous êtes un brave homme et un niais, monsieur Tournesol, vous ne savez pas mentir !…

— Je ne sais même pas ce que vous voulez dire ! balbutia-t-il…

— Allez-vous nier qu’il est resté enfermé