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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/233

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le, juge au tribunal de la Seine. Le bruit courut qu’il avait rendu un signalé service à Mme de Meyrens.

Quant à Mme de Meyrens, on ne la voyait toujours pas… et l’on se demandait si, par prudence, elle n’avait pas quitté la France quand quelques personnalités des lettres et du monde judiciaire et aussi quelques amis de Rouletabille reçurent une carte par le truchement de laquelle Mme de Meyrens et M. Joseph Rouletabille, reporter, les invitaient à dîner.

L’affaire fit grand bruit. Il ne faisait plus de doute que Rouletabille affichait Mme de Meyrens ! Et une pareille attitude fut jugée plus que sévèrement, est-il besoin de le dire ? Jean de Santierne, qui revenait de son voyage de noces et qui fut touché par la carte d’invitation à son débotté, en conçut une mâle rage. Sa colère venait moins du scandale de cette petite fête que de l’audace qu’avait eue Rouletabille d’y inviter non seulement Jean, mais encore Odette !

Il eut grande envie, du reste, de ne parler de rien à sa femme, car celle-ci eût voulu, coûte que coûte, l’accompagner… et il se rendit tout seul à Ville-d’Avray.

Car c’était à Ville-d’Avray qu’on devait se réunir… dans un chalet bien connu, au bord de l’étang… Une partie d’amoureux, quoi ! à laquelle Rouletabille avait invité ses amis, « peut-être, se disait Jean, pour nous annoncer son mariage » !… Et il ajoutait, les yeux au ciel, avec un soupir :

— Ah ! pauvre Ivana !

La première personne qu’il aperçut en pénétrant dans le restaurant à la mode fut M. Crousillat.

— Comment ! vous ici, monsieur Crousillat !… Il vous a invité aussi ?

— Pourquoi pas ?… Je ne vois pas pourquoi il ne m’aurait pas invité, moi !

— Vous, un honorable magistrat ! Vous allez dîner publiquement avec Mme de Meyrens !…

— Paraît qu’ils se marient ! répliqua Crousillat, bourru… comme ça, il n’y aura plus rien à dire !…

— Ah ! je m’y attendais, fit Jean consterné.

— Je ne sais pas pourquoi vous vous frappez comme ça ! Il y a là, dans la salle, au bord de l’eau, une demi-douzaine de ses amis qui font un nez !… Puisqu’ils s’aiment, il faut en prendre son parti, quoi !…

À ce moment un gros garçon dont la mine devait être à l’ordinaire assez réjouie mais qui paraissait alors assez mélancolique, s’avança vers Jean et le salua de son nom. Jean rendit le salut en se demandant où il avait pu voir cette figure-là.

— Vous ne me reconnaissez pas, monsieur de Santierne ? dit l’autre. Permettez-moi de me présenter… Je suis M. Nicolas Tournesol… Non ! ça ne vous dit rien, Nicolas Tournesol…, l’élément artériel du fabricant, du consignataire et du négociant en gros, Nicolas Tournesol qui était à Sever-Turn quand il vous est arrivé tant de malheurs !… Je vous ai vu à l’hôtel des Balkans avec Joseph Rouletabille !

— Ah ! parfaitement, monsieur… enchanté de nous retrouver tous les deux à Paris… mais Rouletabille, où est-il ?

— Il n’est pas encore arrivé, monsieur ! Sans quoi je serais déjà parti !… le temps de lui remettre un petit paquet dont il m’a confié le dépôt !…

Mme de Meyrens ne vous a donc pas invité, vous ?

— Je vais vous dire, monsieur de Santierne… Mme de Meyrens ne m’a certainement pas invité à un déjeuner qui s’annonce comme de fiançailles… mais M. Rouletabille a été assez bon, lui, pour penser à moi !

— Alors, restez !…

— Non, monsieur de Santierne, parce que je vais vous dire… À Sever-Turn, j’ai fait un peu la cour à Mme de Meyrens.

— Aïe !

— Et je tiens beaucoup à l’amitié de M. Rouletabille…

— Oui, oui !… position difficile… vous êtes plein de délicatesse, monsieur Tournesol !… Mais justement voici Mme de Meyrens !

— Je me sauve.

Il n’en eut point le temps. Mme de Meyrens qui, en effet, était arrivée, avait déjà aperçu M. Tournesol et elle s’empressa de le remercier d’avoir tout quitté pour assister à cette petite fête intime… Ce disant, elle lui pressait les doigts d’une façon très significative, si bien que M. Nicolas Tournesol ne put s’empêcher de rougir en pensant à l’honneur fort compromis de ce pauvre Rouletabille !… Il n’était plus question de délicatesse !… Après tout, il n’avait rien d’un Joseph, lui… À la guerre comme à la guerre !… À la guerre en dentelles, bien entendu !…