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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/234

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Tout de même, quand tout le monde fut passé dans la salle à manger, au bord de l’eau, M. Tournesol trouva que Mme de Meyrens allait un peu fort en le faisant asseoir à côté d’elle, à la stupéfaction de tous, et en se mettant carrément à lui faire du pied sous la table. « Carrément » était le mot ; car elle avait le pied solide, l’effrontée, et elle ne ménageait pas les engelures de M. Tournesol qui déjà souffrait le martyre.

« Rouletabille m’avait bien dit, pensait-il, que cette femme était dangereuse. »

Le plus extraordinaire était que Rouletabille n’était toujours pas là et que Mme de Meyrens, trouvant qu’on l’avait assez attendu, avait commandé que l’on commençât sans lui. Un pareil sans-gêne avait jeté un froid dans la petite assemblée… Cependant, Jean n’avait rien dit, pas plus que les autres qui regrettaient déjà d’être venus.

Il n’y avait de vraiment à son aise que M. Crousillat, qui n’avait rien perdu de son formidable appétit et qui s’était jeté dès les hors-d’œuvre sur une salade russe à laquelle il avait fait autant d’honneur qu’à un plat provençal.

En face de lui, un nommé La Candeur, confrère de Rouletabille, à l’Époque, le considérait avec émotion, car lui non plus n’avait jamais boudé sur son ventre… et cependant il ne mangeait point… Il ne mangeait point, car le mariage annoncé de Mme de Meyrens et de Rouletabille lui coupait l’appétit… Il ne mangeait point parce que, Rouletabille, absent, lui manquait… Quant à un nommé Vladimir, autre reporter et compagnon d’aventures de Rouletabille, il se leva en disant :

— Ce qui se passe est inimaginable !… Je m’en vais téléphoner au canard pour savoir ce qu’est devenu Rouletabille !…

Et il se précipita hors de la pièce.

— Ce joli garçon a bien tort de se faire du mauvais sang, prononça de sa voix traînante, au mode chantant, la charmante petite Mme de Meyrens… Rouletabille va venir… S’il est un peu en retard, c’est que nous avons décidé de rompre définitivement tous les deux !

Un « ah ! » d’étonnement, qui était en même temps, il faut bien le dire, un « ah ! » de satisfaction, accueillit cette nouvelle inattendue… et M. Tournesol se prit à rougir davantage, tandis que le pied de sa voisine se faisait de plus en plus pressant.

Mme de Meyrens continua :

—… Et il a été entendu entre nous qu’il ne viendrait ici que lorsque j’en serais partie moi-même ! Messieurs, je vais donc vous faire mes adieux… Je ne vous reverrai plus jamais !… Ne protestez pas !… Je sais ce que beaucoup de vous pensent de moi !… Je ne leur en veux pas !… La fatalité a voulu que je ne puisse aimer un homme sans faire son malheur !… Il n’y a qu’un être ici pour qui je ne suis pas un objet d’épouvante : c’est M. Nicolas Tournesol !… Nos cœurs sont bien près l’un de l’autre… et, je vous en ferai aussi l’aveu, nos pieds, depuis le commencement de ce repas, n’ont pas cessé de se toucher… Ceci est une raison de plus, messieurs, pour que je disparaisse !… Je veux sauver M. Tournesol de moi-même !… Assez de catastrophes !… Messieurs, ce n’est pas à un repas de fiançailles que vous avez été conviés… mais à un gala mortuaire !… Je vais me suicider !…

Tout le monde fut debout. Des visages d’effroi entouraient Mme de Meyrens. M. Tournesol pleurait, M. Crousillat étouffait et suppliait La Candeur de lui taper dans le dos !… Ça, ça n’était pas une blague à faire !… Se suicider au milieu d’un si bon dîner !…