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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/85

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Rouletabille n’était pas en règle… il n’avait aucune qualité pour visiter ma prison !…

— Ah ! c’est ça qui le gêne ! reprit M. Bartholasse. Il ne vous a certainement pas raconté comment il a visité la prison de Bourges pendant le procès de Nayves ?

— Mon Dieu non ! Il m’a salué bien poliment et je ne l’ai plus revu…

— Eh bien, je vais vous le dire, moi !… J’étais à ce moment à Bourges, et l’affaire a assez fait de potin !… Vous vous rappelez ce fameux procès… Le marquis de Nayves était accusé d’avoir jeté son beau-fils, le petit Menaldo, du haut de la falaise de Sorrente… Tout cela se compliquait d’une histoire extraordinaire du précepteur avec la marquise… Bref, les journaux des deux mondes avaient envoyé là-bas des reporters qui remplissaient les hôtels de la ville déjà bien avant le procès. À cette époque, le petit Rouletabille, presque un enfant encore, débutait… Eh bien ! il débuta par un coup de maître qui fit changer le préfet, casser le directeur de la prison, mettre à pied je ne sais combien d’employés de l’administration pénitentiaire…

— Diable !… fit le directeur.

— Voilà ! Il s’agissait pour lui de voir le marquis de Nayves avant tout le monde et de l’interviewer !… L’avant-veille du procès, Rouletabille se présentait au greffe de la prison avec un permis timbré de la préfecture autorisant M. Arnault, anthropologiste, à visiter les prisons du Cher !…

Inutile de dire qu’il s’était arrangé, maquillé, honorablement vieilli et que le directeur de la prison eut en face de lui un savant aussi recommandable que recommandé… Il lui fit tout visiter… les cellules, les préaux, la chapelle, il lui fit même goûter la soupe, et M. Arnault n’eut qu’un mot à dire pour pénétrer un instant dans la cellule du marquis… Un instant ! et le marquis lui dit trois mots !… Le lendemain Rouletabille faisait avec ces trois mots un article de trois colonnes !…

À ce moment, on frappa à la porte du cabinet de M. Mathieu et un garde se présenta, annonçant qu’il y avait au greffe une personne qui se disait anthropologiste et qui se prétendait autorisée à visiter les prisons des Bouches-du-Rhône…

M. Mathieu, M. Crousillat et M. Bartholasse se regardèrent, médusés.

— Amenez-moi cette personne ici ! commanda le directeur d’une voix légèrement altérée…

Pendant les quelques minutes qui suivirent, il n’y eût entre ces trois personnages aucune parole échangée… Ils s’attendaient à voir apparaître Rouletabille, déguisé en savant. Ils virent arriver une femme…

Une femme vêtue avec la plus grande simplicité, mais avec une parfaite élégance, de manières distinguées, et qui, sans être belle, avait, dans la physionomie quelque chose de séduisant et d’étrange qu’il eut été difficile de définir… Aussitôt que la porte fut refermée, elle parla et sa voix un peu chantante, le déroulement agréablement enfantin de sa phrase, d’une correction parfaite, du reste, semblait révéler une origine slave.

Ces trois messieurs s’étaient levés et elle tendait au directeur qui s’était présenté une feuille officielle en s’excusant de le déranger à une heure aussi tardive, mais elle avait à remplir une mission pressée.

— On est si pressé que cela dans l’anthropologie ? questionna M. Mathieu, très sur ses gardes.

— Mon Dieu, monsieur le directeur… oui, en vérité, dans la circonstance, on est très pressé ! Mais je me trouve un peu