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Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 1, 1835.djvu/700

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LA CYROPÉDIE, LIV. V.

et qu’ils viennent à ma rencontre plus en état de m’offenser que je ne le suis de les punir. »

En proférant ces mots, ses larmes coulèrent avec plus d’abondance ; Cyrus ne put retenir les siennes. Puis s’étant un peu remis : « Vous vous trompez, Cyaxare, lui dit-il, et vous jugez mal, si vous pensez que ma présence autorise les Mèdes à vous manquer impunément. Je ne suis étonné ni de votre colère, ni de vos craintes : je n’examinerai point si vous avez raison, ou non, d’être irrité contre eux ; peut-être souffririez-vous impatiemment ce que je dirais pour leur justification. Mais je ne vous le dissimulerai pas, je regarde comme une grande faute, dans un homme revêtu de l’autorité, de menacer à-la-fois tous ceux qui lui sont soumis. S’il en épouvante beaucoup, il se fait nécessairement beaucoup d’ennemis ; s’il les menace tous, nécessairement il les invite tous à se tenir étroitement unis. Pourquoi ne vous ai-je pas renvoyé vos troupes, avant de revenir vers vous ? c’est que j’appréhendais que votre courroux ne vous exposât à quelque chose de fâcheux, qui nous aurait tous affligés. Grâces aux Dieux, vous serez ici à l’abri de ce danger. Quant à l’idée qui vous est venue que je vous ai manqué, il est bien douloureux pour moi, pendant que je travaille de toutes mes forces pour le plus grand avantage de mes amis, qu’on me soupçonne d’avoir des desseins contraires à leurs intérêts. Mais cessons de nous accuser légèrement ; voyons plutôt, s’il est possible, en quoi consiste l’offense dont vous vous plaignez. Je vais vous faire une proposition raisonnable entre gens qui s’aiment. Si je suis convaincu de vous avoir nui en quelque chose, je m’avouerai coupable : s’il est prouvé que je ne vous ai pas nui, que je n’en ai pas même eu la pensée, ne confesserez-vous pas que vous n’avez nul sujet de vous plaindre de moi ? — Je serai, dit le roi, forcé de l’avouer. — Et s’il est clair, reprit Cyrus, que je vous ai bien servi, que j’ai cherché à vous être utile autant que je le pouvais, ne conviendrez-vous pas que je suis plus digne d’éloges que de blâme ? — Cela est juste. — Eh bien, poursuivit Cyrus, considérons chacune de mes actions : c’est le vrai moyen de discerner ce que j’ai fait de bien et ce que j’ai fait de mal. Remontons, si cette époque vous suffit, au temps où le commandement me fut déféré.

Lorsque vous fûtes informé que les ennemis s’étaient rassemblés en grand nombre, et marchaient contre votre personne et vos états, vous envoyâtes aussitôt demander du secours aux Perses ; et vous me fîtes prier, en particulier, s’ils vous accordaient des troupes, d’en solliciter le commandement, et de venir moi-même à leur tête. Ne me suis-je pas rendu à vos instances ? ne vous ai-je pas amené les meilleurs soldats, et dans le plus grand nombre qu’il m’a été possible ? — Il est vrai. — Dites-moi donc d’abord si vous regardez ce procédé comme une offense ou comme un service. — Assurément comme un grand service. — Continuons. Quand les ennemis sont arrivés, et qu’il a fallu en venir aux mains avec eux, m’avez-vous vu me refuser à la fatigue et m’épargner dans les dangers ? — Non, certes ; non. — Quand, par l’assistance des Dieux, nous eûmes vaincu, que les ennemis eurent fait retraite, que je vous pressai de joindre nos forces pour les poursuivre et achever leur défaite, et pour recueillir en commun les fruits de la victoire, pouvez-vous m’accuser d’avoir alors trop consulté mes intérêts particuliers ? » À cela, Cyaxare ne répondit rien.