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Page:Liskenne, Sauvan - Bibliothèque historique et militaire, Tome 2, 1836.djvu/700

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POLYBE, LIV. IX.

mais jamais Annibal ne put gagner sui lui ni sur ses autres officiers d’en faire l’essai. C’est ce Monomaque, dit-on, qui est auteur de ce qui s’est fait de cruel en Italie, et dont on charge Annibal. Les circonstances n’en sont pas moins la cause que les conseils.

Il me paraît toutefois avoir été fort avare, et avoir eu parmi ses confident un certain Magon, préfet chez les Bruttiens, fort avare aussi. Je sais cela des Carthaginois mêmes, et les indigènes d’un pays ne connaissent pas seulement, comme dit le proverbe, les vices qui règnent dans leur contrée, mais les habitudes de leurs concitoyens. Je le sais encore plus exactement de Masinissa, qui me citait plusieurs exemples de l’avarice non-seulement des Carthaginois en général, mais encore de celle d’Annibal et de ce Magon en particulier. Il me disait que ces deux hommes avaient commandé ensemble dès le premier temps où ils avaient été capables de porter les armes ; qu’en Espagne et en Italie ils avaient pris plusieurs places, les unes d’assaut, les autres par composition ; mais que jamais ils ne s’étaient trouvés ensemble dans la même action ; que les ennemis n’auraient pas tant pris de soin de les séparer qu’ils en prenaient eux-mêmes, pour ne pas être ensemble à la prise d’une ville, de peur qu’il ne s’élevât quelques dissensions entre eux lorsqu’il faudrait partager la proie et le gain, attendu que leur avidité était égale comme l’était leur rang.

Que les conseils des amis, et encore plus les conjonctures, aient souvent changé Annibal, on l’a déjà vu dans ce que nous avons dit, et on le verra encore dans ce qui nous reste à dire. Dès que les Romains se furent rendus maîtres de Capoue, les autres villes comme en suspens ne cherchèrent plus que l’occasion et des prétextes pour se rendre aux Romains. On conçoit bien quelle dut être alors l’inquiétude d’Annibal : se poster dans un lieu sûr en pays ennemi, et de là garder des villes fort éloignées les unes des autres, pendant qu’il est lui-même environné des légions romaines, cela n’était pas possible ; d’un autre côté s’il eût partagé ses forces, ne pouvant ni rien faire avec ce qu’il s’en serait réservé, ni porter du secours à ce qu’il en aurait détaché, il courait un péril évident de tomber en la puissance de ses ennemis. Il était donc obligé d’abandonner entièrement certaines villes, et d’en évacuer d’autres, de peur que les habitans, changeant de maîtres, n’entraînassent ses soldats dans la même défection. Or, en cette occasion, les traités furent de toute nécessité violés, obligé qu’il était de transporter les citoyens d’une ville dans une autre, et de permettre le pillage de leurs biens. Une telle conduite blessa beaucoup d’intérêts : aussi les uns l’accusèrent-ils d’impiété, les autres de cruauté, parce qu’en effet les soldats, sortant d’une ville et entrant dans une autre, exerçaient des violences et enlevaient tout ce qui leur tombait sous la main. Ils avaient d’autant moins de compassion pour les habitans, qu’ils les regardaient comme devant bientôt se ranger sous la domination des Romains. En considérant donc ce qu’ont pu lui suggérer les conseils de ses amis, et ce qui fut une nécessité des temps et des circonstances, il est difficile de démêler quel était en effet le vrai caractère d’Annibal. On peut dire toutefois que chez les Carthaginois il passait pour avare, et pour un homme cruel chez les Romains. (Vertus et vices.) Dom Thuillier.