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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/243

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De la Puiſſance. Liv. II.

plaiſir dont nous ſoyons capables, comme la Miſére conſiderée dans la même étenduë, eſt la plus grande douleur que nous puiſſions reſſentir ; & le plus bas dégré de ce qu’on peut appeller Bonheur, c’eſt cet état, où délivré de toute douleur on jouït d’une telle meſure de plaiſir préſent, qu’on ne ſauroit être content avec moins. Or parce que c’eſt l’impreſſion de certains Objets ſur nos Eſprits ou ſur nos Corps qui produit en nous le Plaiſir ou la Douleur, en differens dégrez ; nous appelons Bien, tout ce qui eſt propre à produire du Plaiſir, & au contraire nous appelons Mal, ce qui eſt propre à produire en nous de la Douleur : & nous ne les nommons ainſi qu’à cauſe de l’aptitude que ces choſes ont, à nous cauſer du plaiſir ou de la douleur, en quoi conſiſte notre bonheur & notre miſére. Du reſte, quoi que ce qui eſt propre à produire quelque dégré de douleur ſoit mauvais : cependant il arrive ſouvent que nous ne le nommons pas ainſi, lorsque l’un ou l’autre de ces Biens ou de ces Maux ſe trouvent en concurrence avec un plus grand Bien ou un plus grand Mal, car alors on donne avec raiſon la préference à ce qui a plus de dégrez de bien, ou moins de dégrez de mal. De ſorte qu’à juger exactement de ce que nous appellons Bien & Mal, on trouvera qu’il conſiſte pour la plûpart en idées de comparaiſon, car la cauſe de chaque diminution de douleur, auſſi bien que de chaque augmentation de plaiſir, participe de la nature du Bien, & au contraire, on regarde comme Mal la cauſe de chaque augmentation de douleur, & de chaque diminution de plaiſir.

§. 43. Quoique ce ſoit là ce qu’on nomme Bien & Mal, & que tout Bien ſoit le propre objet du Deſir en général, cependant tout Bien, celui-là même qu’on voit & qu’on reconnoit être tel, n’émeut pas néceſſairement le deſir de chaque homme en particulier : mais ſeulement chacun deſir tout autant de ce Bien qu’il regarde comme faiſant une partie néceſſaire de ſon bonheur. Tous les autres Biens, quelque grands qu’ils ſoient, réellement ou en apparence, n’excitent point les deſirs d’un homme qui dans la dispoſition préſente de ſon Eſprit ne les conſidere pas comme faiſant partie du Bonheur dont il peut ſe contenter. Le Bonheur conſideré dans cette vûë, eſt le but auquel chaque homme viſe conſtamment & ſans aucune interruption ; & tout ce qui en fait partie, eſt l’objet de ſes Deſirs. Mais en même temps il peut regarder d’un œuil indifférent d’autres choſes qu’il reconnoit bonnes en elles-mêmes. Il peut, dis-je, ne les point deſirer, les négliger ; & reſter ſatisfait, ſans en avoir la jouïſſance. Il n’y a perſonne, je penſe, qui ſoit aſſez deſtitué de ſens pour nier qu’il n’y ait du plaiſir dans la connoiſſance de la Verité ; & quant aux plaiſirs des Sens, ils ont trop de ſectateurs pour qu’on puiſſe mettre en queſtion ſi les Hommes les aiment ou non. Cela étant, ſuppoſons qu’un homme mette ſon contentement dans la jouïſſance des plaiſirs ſenſuels, & un autre dans les charmes de la Science ; quoique l’un des deux ne puiſſe nier qu’il n’y ait du plaiſir dans ce que l’autre recherche, cependant comme nul des deux ne ſait conſiſter une partie de ſon bonheur dans ce qui plaît à l’autre, l’un ne deſire point ce que l’autre aime paſſionnément, mais chacun eſt content ſans jouïr de ce que l’autre poſſede ; & par conſéquent, ſa Volonté n’eſt déterminée à le re-