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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/244

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De la Puiſſance. Liv. II.

chercher. Cependant, ſi l’homme d’étude vient à être preſſé de la faim & de la ſoif, quoique ſa Volonté n’ait jamais été déterminée à chercher la bonne chere, les ſauſſes piquantes, ou les vins délicieux, par le goût agréable qu’il y ait trouvé, il eſt d’abord déterminé à manger & à boire, par l’inquiétude que lui cauſent la faim & la ſoif ; & il ſe repaît, quoique peut-être avec beaucoup d’indifférence, du prémier mets propre à le nourrir, qu’il rencontre. L’Epicurien, d’un autre côté, ſe donne tout entier à l’Etude, lorsque la honte de paſſer pour ignorant, ou le deſir de ſe faire eſtimer de ſa Maîtreſſe, peuvent lui faire regarder avec inquiétude le défaut de connoiſſance. Ainſi avec quelque ardeur & quelque perſeverance que les hommes courent après le bonheur, ils peuvent avoir une idée claire d’un Bien, excellent en ſoi-même, & qu’ils reconnoiſſent pour tel, ſans s’y intereſſer, ou y être aucunement ſenſibles, s’ils croyent pouvoir être heureux ſans lui. Il n’en eſt pas de même de la Douleur. Elle intereſſe tous les Hommes, car ils ne ſauroient ſentir aucune inquiétude ſans en être émus. Il s’enſuit de là que le manque de tout ce qu’ils jugent néceſſaire à leur bonheur, les rendant ** Uneaſe, c’eſt à dire, non à leur aiſe, s’il étoit permis de parler ainſi, ou méſaiſes, comme on en a parlé autrefois.
Pourquoi l’on ne deſire pas toûjours le plus grand Bien.
inquiets, un Bien ne paroît pas plûtôt faire partie de leur bonheur, qu’ils commencent à le deſirer.

§. 44. Je croi donc que chacun peut obſerver en ſoi-même & dans les autres, que le plus grand Bien viſible n’excite pas toûjours les deſirs des hommes à proportion de l’excellence qu’il paroit avoir & qu’on y reconnoit, quoi que la moindre petite incommodité nous touche, & nous diſpoſe actuellement à tâcher de nous en délivrer. La raiſon de cela ſe deduit évidemment de la nature même de notre bonheur, & de notre miſère. Toute douleur actuelle, quelle qu’elle ſoit, fait partie de notre miſère préſente. Mais tout Bien abſent n’eſt pas conſideré comme faiſant en tout temps une partie néceſſaire de notre préſent Bonheur ; ni ſon abſence non plus comme faiſant partie de notre miſère. Si cela étoit, nous ſerions conſtamment & infiniment miſerables, parce qu’il y a une infinité de dégrez de bonheur dont nous ne jouïſſons point. C’eſt pourquoi toute inquiétude étant écartée, une portion médiocre de Bien ſuffit pour donner aux hommes une ſatisfaction préſente ; de ſorte que peu de dégrez de plaiſirs ordinaires que ſe ſuccedent les uns aux autres, compoſent une félicité qui peut fort bien les ſatisfaire. Sans cela, il ne pourroit point y avoir de lieu à ces actions indifférentes & visiblement frivoles, auxquelles notre Volonté ſe trouve ſouvent déterminée juſqu’à y conſumer volontairement une bonne partie de notre vie. Ce relâchement, dis-je, ne ſauroit s’accorder en aucune maniére avec une conſtante détermination de la Volonté ou du Deſir vers le plus grand Bien apparent. C’eſt dequoi il eſt aiſé de ſe convaincre ; & il y a fort peu gens, à mon avis, qui ayent beſoin d’aller bien loin de chez eux pour en être perſuadez. En effet, il n’y a pas beaucoup de perſonnes ici-bas, dont le bonheur parvienne à un tel point de perfection qu’il leur fourniſſe une ſuite conſtance de plaiſirs médiocres ſans aucun mélange d’inquiétude ; & cependant, ils ſeroient bien aiſes de demeurer toûjours dans ce Monde, quoi qu’ils ne puiſſent nier qu’il eſt poſſible qu’il y aura, après cette vie, un état éternellement heureux & infiniment plus excellent que tous les Biens dont on peut jouïr ſur la Terre. Ils ne ſauroient même s’empêcher de voir, que cet état eſt plus poſſible, que l’acquiſition &