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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/269

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Des Modes Mixtes. Liv. II.

conſiderer la nature même des choſes, ſont auſſi propres à être combinées & à former des idées diſtinctes, nous en trouverons la raiſon dans le but même du Langage. Car les hommes l’ayant inſtitué pour ſe faire connoître ou ſe communiquer leurs penſées les uns aux autres, auſſi promptement qu’ils peuvent, ils ſont d’ordinaire de ces ſortes de collections d’idées qu’ils convertiſſent en Modes complexes auxquels ils donnent certains noms, ſelon qu’ils en ont beſoin par rapport à leur maniére de vivre & à leur converſation ordinaire. Pour les autres idées qu’ils ont rarement occaſion de faire entrer dans leurs diſcours, ils les laiſſent détachées, & ſans noms qui les puiſſent lier enſemble, aimant mieux, lorſqu’ils en ont beſoin, compter l’une après l’autre toutes les idées qui les compoſent, que de ſe charger la memoire d’idées complexes & de leurs noms, dont ils n’auront que rarement & peut-être jamais aucune occaſion de ſe ſervir.

§. 6.Comment dans une Langue, il y a des mots qu’on ne peut exprimer dans une autre par des mots qui leur répondent. Il paroît de là comment il arrive, Qu’il y a dans chaque Langue des termes particuliers qu’on ne peut rendre mot pour mot dans une autre. Car les Coûtumes, les Mœurs, & les Uſages d’une Nation faiſant tout autant de combinaiſons d’idées, qui ſont familiéres & néceſſaires à un Peuple, & qu’un autre Peuple n’a jamais eu occaſion de former, ni peut-être même de connoître en aucune maniére, les Peuples qui font uſage de ces ſortes de combinaiſons, y attachent communément des noms, pour éviter de longues periphraſes dans des choſes dont ils parlent tous les jours ; & dès-là ces combinaiſons, y attachent communément des noms, pour éviter de longues periphraſes dans des choſes dont ils parlent tous les jours ; & dès-là ces combinaiſons deviennent dans leur Eſprit tout autant d’Idées complexes, entiérement diſtinctes. Ainſi **Ὀστρακισμός
Proſcriptio.
l’Oſtraciſme parmi les Grecs, & la † Proſcription parmi les Romains, étoient des mots que les autres Langues ne pouvoient exprimer par d’autres termes qui y répondiſſent exactement, parce que ces mots ſignifioient parmi les Grecs & les Romains des idées complexes qui ne ſe rencontroient pas dans l’Eſprit des autres Peuples. Par-tout où telles Coûtumes n’étoient point en uſage, on n’y avoit aucune notion de ces ſortes d’actions & l’on ne s’y ſervoit point de ſemblables combinaiſons d’Idées jointes, &, pour ainſi dire, liées enſemble par des termes particuliers ; & par conſéquent, dans tous ces Païs il n’y avoit point de noms pour les exprimer.

§. 7.Pourquoi les Langues changent ? Par-là nous pouvons voir auſſi la raiſon pourquoi les Langues ſont ſujettes à de continuels changemens, pourquoi elles adoptent des mots nouveaux & en abandonnent d’autres qui ont été en uſage depuis long temps. C’eſt que le changement qui arrive dans les Coûtumes & dans les Opinions, introduiſant en même temps de nouvelles Combinaiſons d’idées dont on eſt ſouvent obligé de s’entretenir en ſoi-même & avec les autres hommes, on leur donne des noms pour éviter de longues periphraſes ; ce qui fait qu’elles deviennent de nouvelles eſpèces de Modes complexes. Pour être convaincu combien d’idées différentes ſont compriſes par ce moyen dans un ſeul mot, & combien on épargne par-là de temps, il ne faut que prendre la peine de faire une énumeration de toutes les Idées qu’emportent ces deux termes de Palais, Surſéance ou Appel, & d’employer à la place de l’un de ces mots une periphraſe pour en faire comprendre le ſens à un autre.

§. 8.Où exiſtent les Modes Mixtes. Quoi que je doive avoir occaſion d’examiner cela plus au long,