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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/283

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De nos Idées Complexes

une certaine diſtance, ou un changement de diſtance entre deux points, qui que ce ſoit peut concevoir ſans doute une diſtance & un changement de diſtance entre deux Eſprits, & concevoir par ce moyen leur mouvement, l’approche ou l’éloignement de l’un à l’égard de l’autre.

§. 20. Chacun ſent en lui-même que ſon Ame peut penſer, vouloir, & operer ſur ſon Corps, dans le lieu où il eſt, mais qu’elle ne ſauroit operer ſur un Corps ou dans un Lieu qui ſeroit à cent lieues d’elle. Ainſi, perſonne ne peut s’imaginer que, tandis qu’il eſt à Paris, ſon Ame puiſſe penſer ou remuer un Corps à Montpellier, & ne pas voir que ſon Ame étant unie à ſon Corps, elle change continuellement de place durant tout le chemin qu’il fait de Paris à Montpellier, de même que le Caroſſe ou le Cheval qui le porte. D’où l’on peut ſûrement conclurre, à mon avis, que ſon Ame eſt en mouvement pendant tout ce temps-là. Que ſi l’on fait difficulté de reconnoître que cet exemple nous donne une idée aſſez claire du mouvement de l’Ame, on n’a, je penſe, qu’à reflêchir ſur ſa ſeparation d’avec le Corps par la Mort, pour être convaincu de ce mouvement : car conſiderer l’Ame comme ſortant du Corps, & abandonnant le Corps, ſans avoir aucune idée de ſon mouvement, c’eſt, ce me ſemble, une choſe abſolument impoſſible.

§. 21. Si l’on dit, que l’Ame ne ſauroit changer de lieu, parce qu’elle n’en occupe aucun, les Eſprits n’étant pas ([1]) in loco, ſed ubi ; je ne croi pas que bien des gens faſſent maintenant beaucoup de fond ſur cette façon de parler, dans un ſiécle où l’on n’eſt pas fort diſpoſé à admirer des ſons frivoles, ou à ſe laiſſer tromper par ces ſortes d’expreſſions inintelligibles. Mais ſi quelqu’un s’imagine que cette diſtinction peut recevoir un ſens raiſonnable & qu’on peut l’appliquer à notre préſente Queſtion, je le prie de l’exprimer en François intelligible, & d’en tirer, après cela, une raiſon qui montre que les Eſprits immateriels ne ſont pas capables de mouvement. On ne peut, à la verité, attribuer du mouvement à Dieu, non parce qu’il eſt un Eſprit immateriel, mais parce qu’il eſt un Eſprit infini.

§. 22.Comparaiſon entre l’idée du Corps & celle de l’Ame. Comparons donc l’idée complexe que nous avons de l’Eſprit avec l’idée complexe que nous avons du Corps, & voyons s’il y a plus d’obſcurité dans l’une que dans l’autre, & dans laquelle il y en a davantage. Notre idée du Corps emporte, à ce que je croi, une Subſtance étenduë, ſolide & capable de communiquer du mouvement par impulſion ; & l’idée que nous avons de notre Ame conſiderée comme un Eſprit immateriel, eſt celle d’une Subſtance qui penſe, & qui a la puiſſance de mettre un Corps en mouvement par la volonté ou la penſée. Telles ſont, à mon avis, les idées com-

  1. Comme ces mots employez de cette maniere, ne ſignifient rien, il n’eſt pas poſſible de les traduire en François. Les Scholaſtiques ont cette commodité de ſe ſervir de mots auxquels ils n’attachent aucune idée ; & à la faveur de ces termes barbares ils ſoûtiennent tout ce qu’ils veulent, ce qu’ils n’entendent pas auſſi bien ce qu’ils entendent. Mais quand on les oblige d’expliquer ces termes par d’autres qui ſoient uſitez dans une Langue vulgaire, l’impoſſibilité où ils ſont de le faire, montre nettement qu’ils ne cachent ſous ces mots que de vains galimathias, & un jargon myſtérieux par lequel ils ne peuvent tromper que ceux qui ſont aſſez ſots pour admirer ce qu’ils n’entendent point.