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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/419

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Des Noms des Subſtances. Liv. III.

dès leur naiſſance, elles ne ſont pas capables d’une longue durée, ainſi que les Subſtances qui ſont des Agents & dans leſquelles les Idées ſimples qui forment les Idées complexes, déſignées par un nom particulier, ſubſiſtent long-temps unies enſemble.

§. 43.Difficulté qu’il y a à traiter des Mots. Je ſuis obligé de demander pardon à mon Lecteur pour avoir diſcouru ſi long-temps ſur ce ſujet, & peut-être avec quelque obſcurité. Mais je le prie en même temps de conſiderer combien il eſt difficile de faire entrer une autre perſonne par le ſecours des paroles dans l’examen des choſes mêmes lorſqu’on vient à les dépouiller de ces différences ſpécifiques que nous avons accoûtumé de leur attribuer. Si je ne nomme pas ces choſes, je ne dis rien : & ſi je les nomme, je les range par-là ſous quelque Eſpèce particuliére, & je ſuggére à l’Eſprit l’ordinaire idée abſtraite de cette Eſpèce-là, par où je traverſe mon propre deſſein. Car de parler d’un homme & de renoncer en même temps à la ſignification ordinaire du nom d’Homme, qui eſt l’idée complexe qu’on y attache communément, & de prier le Lecteur de conſiderer l’Homme comme il eſt en lui-même & ſelon qu’il eſt diſtingué réellement des autres par ſa conſtitution intérieure ou eſſence réelle, c’eſt-à-dire par quelque choſe qu’il ne connoit pas, c’eſt, ce ſemble, un vrai badinage. Et cependant c’eſt ce que ne peut ſe diſpenſer de faire quiconque veut parler des Eſſences ou Eſpèces ſuppoſées réelles, entant qu’on les croit formées par la Nature ; quand ce ne ſeroit que pour faire entendre qu’une telle choſe ſignifiée par les noms généraux dont on ſe ſert pour déſigner les Subſtances, n’exiſte nulle part. Mais parce qu’il eſt difficile de conduire l’Eſprit de cette maniére en ſe ſervant de noms connus & familiers, permettez-moi de propoſer encore un exemple qui faſſe connoître plus clairement les différentes vûës ſous leſquelles l’Eſprit conſidere les noms & les idées ſpécifiques, & de montrer comment les idées complexes des Modes ont quelquefois du rapport à des Archetypes qui ſont dans l’Eſprit de quelque autre Etre intelligent, ou ce qui eſt la même choſe, à la ſignification que d’autres attachent aux noms dont ſe ſert communément pour déſigner ces Modes ; & comment ils ne ſe rapportent quelquefois à aucun Archetype. Permettez-moi auſſi de faire voir comment l’Eſprit rapporte toûjours ſes idées des Subſtances, ou aux Subſtances mêmes, ou à la ſignification de leurs noms, comme à des Archetypes, & d’expliquer nettement, quelle eſt la nature des Eſpèces ou de la reduction des Choſes en Eſpèces, ſelon que nous la comprenons & que nous la mettons en uſage ; & quelle eſt la nature des eſſences qui appartiennent à ces Eſpèces, ce qui peut-être contribuë beaucoup plus qu’on ne croit d’abord, à découvrir quelle eſt l’étenduë & la certitude de nos connoiſſances.

§. 44.Exemple de Modes mixtes dans les mots Kinneah & Niouph. Suppoſons Adam dans l’état d’un homme fait, doûé d’un Eſprit ſolide, mais dans un Païs Etranger, environné de choſes qui lui ſont toutes nouvelles & inconnuës, ſans autres facultez pour en acquerir la connoiſſance, que celles qu’un homme de cet âge a préſentement. Il voit Lamech plus triſte qu’à l’ordinaire, & il ſe figure que cela vient du ſoupçon qu’il a conçu que ſa femme Adah qu’il aime paſſionnément, n’ait trop d’amitié pour un autre homme. Adam communique ces penſées-là à Eve, & lui