Aller au contenu

Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/420

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
377
Des Noms des Subſtances. Liv. III.

recommande de prendre garde qu’Adah ne faſſe quelque folie ; & dans cet entretien qu’il a avec Eve, il ſe ſert de ces deux mots nouveaux Kinneah & Niouph. Il paroit dans la ſuite qu’Adam s’eſt trompé ; car il trouve que la melancolie de Lamech vient d’avoir tué un homme. Cependant les deux mots Kinneah & Niouph ne perdent point leurs ſignifications diſtinctes, le prémier ſignifiant le ſoupçon qu’un Mari a de l’infidélité de ſa femme, & l’autre l’acte par lequel une femme commet cette infidélité. Il eſt évident que voilà deux différentes Idées complexes de Modes mixtes, déſignées par des noms particuliers, deux eſpèces diſtinctes d’actions eſſentiellement différentes. Cela étant, je demande en quoi conſiſtoient les eſſences de ces Eſpèces diſtinctes d’actions. Il eſt viſible qu’elles conſiſtoient dans une combinaiſon préciſe d’Idées ſimples, différente dans l’une & dans l’autre. Mais l’idée complexe qu’Adam avoit dans l’Eſprit & qu’il nomme Kinneah, étoit-elle complete, ou non ? Il eſt évident qu’elle étoit complete : car étant une combinaiſon d’Idée ſimples qu’il avoit aſſemblées volontairement ſans rapport à aucun Archetype, ſans avoir égard à aucune choſe qu’il prit pour modèle d’une telle combinaiſon, l’ayant formée lui-même par abſtraction & lui ayant donné le nom de Kinneah pour exprimer en abregé aux autres hommes par ce ſeul ſon toutes les idées ſimples contenuës & unies dans cette idée complexe, il s’enſuit néceſſairement de là que c’étoit une idée complete. Comme cette combinaiſon avoit été formée par un pur effet de ſa volonté, elle renfermoit tout ce qu’il avoit deſſein qu’elle renfermât ; & par conſéquent elle ne pouvoit qu’être parfaite & complete, puiſqu’on ne pouvoit ſuppoſer qu’elle ſe rapportât à aucun autre Archetype qu’elle dût repréſenter.

§. 45. Ces mots Kinneah & Niouph furent introduits par dégrez dans l’uſage ordinaire, & alors le cas fut un peu différent. Les Enfans d’Adam avoient les mêmes facultez, & par conſéquent, le même pouvoir qu’il avoit, d’aſſembler dans leur Eſprit telles idées complexes de Modes mixtes qu’ils trouvoient à propos, d’en former des abſtractions, & d’inſtituer tels ſons qu’ils vouloient pour les déſigner. Mais parce que l’uſage des noms conſiſte à faire connoître aux autres les idées que nous avons dans l’Eſprit, on ne peut en venir là que lorſque le même ſigne ſignifie la même idée dans l’Eſprit de deux perſonnes qui veulent s’entre-communiquer leurs penſées & diſcourir enſemble. Ainſi ceux d’entre les Enfans d’Adam qui trouvèrent ces deux mots, Kinneah & Niouph, reçus dans l’uſage ordinaire, ne pouvoient pas les prendre pour de vains ſons qui ne ſignifioient rien, mais ils devoient conclurre neceſſairement qu’ils ſignifioient quelque choſe, certaines idées déterminées, des idées abſtraites, puiſque c’étoient des noms généraux ; leſquelles idées abſtraites étoient des eſſences de certaines Eſpèces diſtinguées de toute autre par ces noms-là. Si donc ils vouloient ſe ſervir de ces Mots comme de noms d’Eſpèces dejà établies & reconnuës d’un commun conſentement, ils étoient obligez de conformer les idées qu’ils formoient en eux-mêmes comme ſignifiées par ces noms-là aux idées qu’elles ſignifioient