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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/450

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De l’Abus des Mots. Liv. III.

loin que ce rapport du nom à une choſe dont nous n’avons point d’idée, nous ſoit de quelque ſecours, il ne ſert qu’à nous jetter dans de plus grandes difficultez. Car par ce ſecret rapport à l’eſſence réelle d’une certaine eſpèce de Corps, le mot Or par exemple, (qui étant pris pour une collection plus ou moins parfaite d’Idées ſimples, ſert aſſez bien dans la Converſation ordinaire à déſigner cette ſorte de corps) vient à n’avoir abſolument aucune ſignification, ſi on le prend pour quelque choſe dont nous n’avons nulle idée ; & par ce moyen il ne peut ſignifier quoi que ce ſoit, lorſque le Corps lui-même eſt hors de vûë. Car bien qu’on puiſſe ſe figurer que c’eſt la même choſe de raiſonner ſur le nom d’Or, & ſur une partie de ce Corps même, comme ſur une feuille d’or qui eſt devant nos yeux, & que dans le Diſcours ordinaire nous ſoyons obligez de mettre le nom à la place de la choſe même, on trouvera pourtant, ſi l’on y prend bien garde, que c’eſt une choſe entiérement différente.

§. 20.La cauſe de cet abus, c’eſt qu’on ſuppoſe que la Nature agit toûjours régulierement. Ce qui, je croi, diſpoſe ſi fort les hommes à mettre les noms à la place des eſſences réelles des Eſpèces, c’eſt la ſuppoſition dont nous avons dejà parlé, que la Nature agit régulierment dans la production des choſes, & fixe des bornes à chacune de ces Eſpèces en donnant exactement la même conſtitution réelle & intérieure à chaque Individu que nous rangeons ſous un nom général. Mais quiconque obſerve leurs différentes qualitez, ne peut guere douter que pluſieurs des Individus qui portent le même nom, ne ſoient auſſi différens l’un de l’autre dans leur conſitution intérieure, que pluſieurs de ceux qui ſont rangez ſous différens noms ſpécifiques. Cependant cette ſuppoſition qu’on fait, que la même conſtitution intérieure ſuit toûjours le même nom ſpécifique, porte les hommes à prendre ces noms pour des repréſentations de ces eſſences réelles ; quoi que dans le fond ils ne ſignifient autre choſe que les idées complexes qu’on a dans l’Eſprit quand on ſe ſert de ces noms-là. De ſorte que ſignifiant, pour ainſi dire, une certaine choſe & étant mis à la place d’un autre, ils ne peuvent qu’apporter beaucoup d’incertitude dans les Diſcours des hommes, & ſur-tout, de ceux dont l’Eſprit a été entierement imbu de la doctrine des formes ſubſtantielles, par laquelle ils ſont fortement perſuadez que les différentes Eſpèces des choſes ſont déterminées & diſtinguées avec la derniere exactitude.

§. 21.Cet abus eſt fondé ſur deux fauſſes ſuppoſitions. Mais quelque abſurdité qu’il y ait à faire ſignifier aux noms que nous donnons aux choſes, des idées que nous n’avons pas, ou (ce qui eſt la même choſe) des eſſences qui nous ſont inconnuës, ce qui eſt en effet rendre nos paroles ſignes d’un Rien, il eſt pourtant évident à quiconque reflêchit un peu ſur l’uſage que les hommes font des mots, que rien n’eſt plus ordinaire. Quand un homme demande ſi telle ou telle choſe qu’il voit, (que ce ſoit un Magot ou un Fœtus monſtrueux) eſt un homme ou non, il eſt viſible que la queſtion n’eſt pas ſi cette choſe particuliére convient avec l’idée complexe que cette perſonne a dans l’Eſprit & qu’il ſignifie par le nom d’homme, mais ſi elle renferme l’eſſence réelle d’une Eſpèce de choſes ; laquelle eſſence il ſuppoſe que le nom d’homme ſignifie. Maniére d’employer les noms des Subſtances qui contient ces deux fauſſes ſuppoſitions.