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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/451

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De l’Abus des Mots. Liv. III.

La prémiére, qu’il y a certaines Eſſences préciſes ſelon leſquelles la Nature forme toutes les choſes particuliéres, & par où elles ſont diſtinguées en Eſpèces. Il eſt hors de doute que chaque choſe a une conſtitution réelle par où elle eſt ce qu’elle eſt, & d’où dépendent ſes Qualitez ſenſibles : mais je penſe avoir prouvé que ce n’eſt pas là ce qui fait la diſtinction des Eſpèces, de la maniére que nous les rangeons, ni ce qui en détermine les noms.

Secondement, cet uſage des Mots donne tacitement à entendre que nous avons des idées de ces Eſſences. Car autrement, à quoi bon rechercher ſi telle ou telle choſe à l’eſſence réelle de l’Eſpèce que nous nommons homme, ſi nous ne ſuppoſons pas qu’il y a une telle eſſence ſpécifique qui eſt connuë ? Ce qui pourtant eſt tout-à-fait faux ; d’où il s’enſuit que cette application des noms par où nous voudrions leur faire ſignifier des idées que nous n’avons pas, doit apporter néceſſairement bien du deſordre dans les Diſcours & dans les Raiſonnemens qu’on fait ſur ces noms-là, & cauſer de grands inconveniens dans la communication que nous avons enſemble par le moyen des Mots.

§. 22.VI. On abuſe encore des mots en ſuppoſant qu’ils ont une ſignification certaine & évidente. En ſixiéme lieu, un autre abus qu’on fait des Mots, & qui eſt plus général quoi que peut-être moins remarqué, c’eſt que les hommes étant accoûtumez par un long & familier uſage, à leur attacher certaines idées, ſont portez à ſe figurer qu’il y a une liaiſon étroite & ſi néceſſaire entre les noms & la ſignification qu’on leur donne, qu’ils ſuppoſent ſans peine qu’on ne peut qu’en comprendre le ſens, & qu’il faut, pour cet effet, recevoir les mots qui entrent dans le diſcours ſans en demander la ſignification comme s’il étoit indubitable que dans l’uſage de ces ſons ordinaires & uſitez, celui qui parle & celui qui écoute ayent néceſſairement & préciſément la même idée ; d’où ils concluent, que, lorſqu’ils ſe ſont ſervis de quelque terme dans leur Diſcours, ils ont par ce moyen mis, pour ainſi dire, devant les yeux des autres comme ſi naturellement ils avoient au juſte la ſignification qu’ils ont accoûtumé eux-mêmes de leur donner, ils ne ſe mettent nullement en peine d’expliquer le ſens qu’ils attachent aux mots, ou d’entendre nettement celui que les autres leur donnent. C’eſt ce qui produit communément bien du bruit & des diſputes qui ne contribuent en rien à l’avancement ou à la connoiſſance de la Vérité, tandis qu’on ſe figure que les Mots ſont des ſignes conſtans & réglez de notions que tout le monde leur attache d’un commun accord, quoi que dans le fond ce ne ſoient que des ſignes arbitraires & variables des idées que chacun a dans l’Eſprit. Cependant, les hommes trouvent fort étrange qu’on s’aviſe quelquefois de leur demander dans un Entretien ou dans la Diſpute, où cela eſt abſolument néceſſaire, quelle eſt la ſignification des mots dont ils ſe ſervent, quoi qu’il paroiſſe évidemment dans les raiſonnemens qu’on fait en converſation, comme chacun peut s’en convaincre tous les jours par lui-même, qu’il y a peu de noms d’Idées complexes que deux hommes employent pour ſignifier préciſément la même collection. Il eſt difficile de trouver un mot qui n’en ſoit pas un exemple ſenſible. Il n’y a point de terme plus commun que celui de vie, & il trouveroit peu de gens qui priſſent pour un affront qu’on leur de-