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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/460

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& l’Abus des Mots. Liv. III.

autre choſe. Ceci eſt fort néceſſaire par rapport aux noms des Modes, & ſur-tout par rapport aux Mots qui n’ayant dans la Nature aucun Objet déterminé d’où leurs idées ſoient déduitent comme de leurs originaux ſont ſujets à tomber dans une grande confuſion. Le mot de Juſtice eſt dans la bouche de tout le monde, amis il eſt accompagné le plus ſouvent d’une ſignification fort vague & fort indéterminée, ce qui ſera toûjours ainſi, à moins qu’un homme n’ait dans l’Eſprit une collection diſtincte de toutes les parties dont cette idée complexe eſt compoſée : & ſi ces parties renferment d’autres parties, il doit pouvoir les diviſer encore, juſqu’à ce qu’il vienne enfin aux Idées ſimples qui la compoſent. Sans cela l’on fait un mauvais uſage des mots, de celui de Juſtice, par exemple, ou de quelque autre que ce ſoit. Je ne dis pas qu’un homme ſoit obligé de rappeller & de faire cette analyſe au long, toutes les fois que le nom de Juſtice ſe rencontre dans ſon chemin : mais il faut du moins qu’il ait examiné la ſignification de telle maniére qu’il puiſſe en venir-là quand il lui plaît. Si, par exemple, quelqu’un ſe repréſente la Juſtice comme une conduite à l’égard de la perſonne & des biens d’autrui, qui ſoit conforme à la Loi, & que cependant il n’aît aucune idée complexe de Juſtice, il eſt évident que ſon idée même de Juſtice ſera confuſe & imparfaite. Cette exactitude paroîtra, peut-être, trop commode & trop pénible ; & par cette raiſon la plûpart des hommes croiront pouvoir ſe diſpenſer de déterminer ſi préciſément dans leur Eſprit les idées complexes des Modes mixtes. N’importe : je ſuis pourtant obligé de dire que juſqu’à ce qu’on en vienne-là, il n’y a pas lieu de s’étonner que les hommes ayent l’Eſprit rempli de tant de ténèbres, & que leurs diſcours avec les autres hommes ſoient ſujets à tant de diſputes.

§. 10.Et des idées diſtinctes & conformes aux choſes à l’égard des mots qui expriment des Subſtances. Quant aux noms des Subſtances, il ne ſuffit pas, pour en faire un bon uſage, d’en avoir des idées déterminées, il faut encore que les noms ſoient conformes aux choſes ſelon qu’elles exiſtent : mais c’eſt dequoi j’aurai bientôt occaſion de parler plus au long. Cette exactitude eſt abſolument néceſſaire dans des recherches Philoſophiques & dans les Contreverſes qui tendent à la découverte de la Vérité. Il ſeroit auſſi fort avantageux qu’elle s’introduiſît juſque dans la Converſation ordinaire & dans les affaires communes de la vie, mais c’eſt ce qu’on ne peut guere attendre, à mon avis. Les notions vulgaires s’accordent avec les diſcours vulgaires ; & quelque confuſion qui les accompagne, on s’en accommode aſſez bien au Marché & à la Promenade. Les Marchands, les Amans, les Cuiſiniers, les Tailleurs, &c. ne manquent pas de mot pour expedier leurs affaires ordinaires. Les Philoſophes, & les Controverſiſtes pourroient auſſi terminer les leurs, s’ils avoient envie d’entendre nettement, & d’être entendus de même.

§. 11.III. Remede, ſe ſervir de termes propres. En troiſiéme lieu, ce n’eſt pas aſſez que les hommes ayent des idées, & des idées déterminées, auxquelles ils attachent leurs mots pour en être les ſignes : il faut encore qu’ils prennent ſoin d’approprier leurs mots autant qu’il eſt poſſible, aux idées que l’Uſage ordinaire leur a aſſigné. Car com-