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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/489

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De l’Etenduë de la Connoiſſance humaine. Liv. IV.

ſauroit donner la vie & la perception à une ſubſtance ſolide. Mais quiconque conſiderera combien il nous eſt difficile d’allier la ſenſation avec une Matiére étenduë, & l’exiſtence avec une Choſe qui n’ait abſolument point d’étenduë, confeſſera qu’il eſt fort éloigné de connoître certainement ce que c’eſt que ſon Ame. C’eſt-là, dis-je, un point qui me ſemble tout-à-fait au deſſus de notre Connoiſſance. Et qui voudra ſe donner la peine de conſiderer & d’examiner librement les embarras & les obſcuritez impénétrables de ces deux hypotheſes, n’y pourra guere trouver de raiſons capables de le déterminer entierement pour ou contre la materialité de l’Ame ; puisque de quelque maniére qu’il regarde l’Ame, ou comme une Subſtance non-étenduë, ou comme de la Matiére étenduë qui penſe, la difficulté qu’il aura de comprendre l’une ou l’autre de ces choſes l’entraînera toûjours vers le ſentiment oppoſé, lorſqu’il n’aura l’Eſprit appliqué qu’à l’un des deux : Methode déraiſonnable qui eſt ſuivie par certaines perſonnes, qui voyant que des choſes conſiderées d’un certain côté ſont tout-à-fait incompréhenſibles, ſe jettent tête baiſſée dans le parti oppoſé, quoi qu’il ſoit auſſi inintelligible à quiconque l’examine ſans préjugé. Ce qui ne ſert pas ſeulement à faire voir la foibleſſe & l’imperfection de nos Connoiſſances, mais auſſi le vain triomphe qu’on prétend obtenir par ces ſortes d’argumens qui fondez ſur nos propres vûës peuvent à la verité nous convaincre que nous ne ſaurions trouver aucune certitude dans un des côtez de la Queſtion, mais qui par-là ne contribuent en aucune maniére à nous approcher de la Vérité, ſi nous embraſſons l’opinion contraire, qui nous paroîtra ſujette à d’auſſi grandes difficultez, dès que nous viendrons à l’examiner ſerieuſement. Car quelle ſureté, quel avantage peut trouver un homme à éviter les abſurditez & les difficultez inſurmontables qu’il voit dans une Opinion, ſi pour cela il embraſſe celle qui lui eſt oppoſée, quoi que bâtir ſur quelque choſe d’auſſi inexplicable ; & qui eſt autant éloigné de ſa comprehenſion ? On ne peut nier que nous n’ayions en nous quelque choſe qui penſe ; le doute même que nous avons ſur ſa nature, nous eſt une preuve indubitable de la certitude de ſon exiſtence, mais il faut ſe réſoudre à ignorer de quelle eſpèce d’Etre elle eſt. Du reſte, c’eſt en vain qu’on voudroit à cauſe de cela douter de ſon exiſtence, comme il eſt déraiſonnable en pluſieurs autres rencontres de nier poſitivement l’exiſtence d’une choſe, parce que nous ne ſaurions comprendre ſa nature. Car je voudrois bien ſavoir quelle eſt la Subſtance actuellement exiſtante qui n’ait pas en elle-même quelque choſe qui paſſe viſiblement les lumiéres de l’Entendement Humain. S’il y a d’autres Eſprits qui vouent & qui connoiſſent la nature & la conſtitution intérieure des Choſes, comme on n’en peut douter, combien leur connoiſſance doit-être ſupérieure à la nôtre ? Et ſi nous ajoûtons à cela une plus vaſte comprehenſion qui les rende capables de voir tout à la fois la connexion & la convenance de quantité d’idées, & qui fourniſſe promptement les preuves moyennes, que nous ne trouvons que pié-à-pié, lentement, avec beaucoup de peine, & après avoir tâtonné long-temps dans les ténèbres, ſujets d’ailleurs à oublier une de ces preuves avant que d’en avoir trouvé une autre, nous pouvons imaginer par conjecture, quelle eſt une partie du bon-