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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/498

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De l’Etenduë de la Connoiſſance humaine. Liv. IV.

ne ſera peut-être pas inutile d’en conſidérer un peu le côté obſcur, & de prendre connoiſſance de notre propre Ignorance, qui étant infiniment plus étenduë que notre Connoiſſance, peut ſervir beaucoup à terminer les Diſputes & à augmenter les connoiſſances utiles, ſi après avoir découvert juſqu’où nous avons des idées claires & diſtinctes, nous nous bornons à la contemplation des choſes qui ſont à la portée de notre Entendement, & que nous ne nous engagions point dans cet abyme de ténèbres (où nos Yeux nous ſont entierement inutiles, & où nos Facultez ne ſauroient nous faire appercevoir quoi que ce ſoit) entêtez de cette folle penſée que rien n’eſt au deſſus de notre comprehenſion. Mais nous n’avons pas beſoin d’aller fort loin pour être convaincus de l’extravagance d’une telle imagination. Quiconque fait quelque choſe, ſait avant toutes choſes qu’il n’a pas beſoin de chercher fort loin des exemples de ſon Ignorance. Les choſes les moins conſiderables & les plus communes qui ſe rencontrent ſur notre chemin, ont des côtez obſcurs où la Vûë la plus pénétrante ne ſauroit le faire jour. Les hommes accoûtumez à penſer, & qui ont l’Eſprit le plus net & le plus étendu, ſe trouvent embarraſſez & hors de route, dans l’examen de chaque particule de Matiére. C’eſt dequoi nous ſerons moins ſurpris, ſi nous conſiderons les Cauſes de notre Ignorance, leſquelles peuvent être réduites à ces trois principales, ſi je ne me trompe.

La prémiere, que nous manquons d’Idées.

La ſeconde, que nous ne ſaurions découvrir la connexion qui eſt entre les idées que nous avons.

Et la troiſiéme, que nous négligeons de ſuivre & d’examiner exactement nos idées.

§. 23.Une des cauſes de notre Ignorance, c’eſt que nous manquons d’idées ou de celles qui ſont au deſſus de notre comprehenſion, ou de celles que nous ne connoiſſons point en particulier. Prémiérement, il y a certaines choſes, & qui ne ſont pas en petit nombre, que nous ignorons faute d’Idées.

En premier lieu, toutes les Idées ſimples que nous avons, ſont bornées à celles que nous recevons des Objets corporels par Senſation, & des Operations de notre propre Eſprit comme Objets de la Reflexion : c’eſt dequoi nous ſommes convaincus en nous-mêmes. Or ceux qui ne ſont pas aſſez deſtituez de raiſon pour ſe figurer que leur comprehenſion s’étende à toutes choſes, n’auront pas de peine à ſe convaincre que ces chemins étroits & en ſi petit nombre n’ont aucune proportion avec toute la vaſte étenduë des Etres. Il ne nous appartient pas de déterminer quelles autres idées ſimples peuvent avoir d’autres Créatures dans d’autres parties de l’Univers, par d’autres Sens & d’autres Facultez plus parfaites & en plus grand nombre que celles que nous avons, ou différentes de celle que nous avons. Mais de dire ou de penſer qu’il n’y a point de telles facultez parce que nous n’en avons aucune idée, c’eſt de raiſonner auſſi juſte qu’un Aveugle qui ſoûtiendroit qu’il n’y a ni Vûë ni Couleurs, parce qu’il n’a abſolument point d’idée d’aucune telle choſe, & qu’il ne ſauroit ſe repréſenter en aucune maniére ce que c’eſt que voir. L’ignorance qui eſt en nous, n’empêche ni ne borne non plus la connoiſſance des autres, que le défaut de