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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/499

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De l’Etenduë de la Connoiſſance humaine. Liv. IV.

la vûë dans les Taupes empêche les Aigles d’avoir les yeux ſi perçans. Quiconque conſiderera la puiſſance infinie, la ſageſſe & la bonté du Créateur de toutes choſes, aura tout ſujet de penſer que ces grandes Vertus n’ont pas été bornées à la formation d’une Créature auſſi peu conſiderable & auſſi impuiſſante que lui paroîtra l’Homme, qui ſelon toutes les apparences tient le rang parmi tous les Etres Intellectuels. Ainſi nous ignorons de quelles facultez ont été enrichies d’autres Eſpèces de Créatures pour pénétrer dans la nature & dans la conſtitution intérieure des nôtres. Une choſe que nous ſavons & que nous voyons certainement, c’eſt qu’il nous manque de les voir plus à fond que nous ne faiſons, pour pouvoir les connoître d’une maniére plus parfaite. Et il nous eſt aiſé d’être convaincus, que les idées que nous pouvons avoir par le ſecours de nos Facultez, n’ont aucune proportion avec les Choſes mêmes, puiſque nous n’avons pas une idée claire & diſtincte de la Subſtance même qui eſt le fondement de tout le reſte. Mais un tel manque d’idées étant une partie auſſi bien qu’une cauſe de notre Ignorance, ne ſauroit être ſpecifié. Ce que je croi pouvoir dire hardiment ſur cela, c’eſt que le Monde Intellectuel & le Monde Materiel ſont parfaitement ſemblables en ce point, Que la partie que nous voyons de l’un ou de l’autre n’a aucune proportion avec ce que nous ne voyons pas ; & que tout ce que nous en pouvons découvrir par nos yeux ou par nos penſées, n’eſt qu’un point, & preſque rien en comparaiſon du reſte.

§. 24.Parce que les Objets ſont trop éloignez de nous. En ſecond lieu, une autre grande cauſe de notre Ignorance, c’eſt le manque des Idées que nous ſommes capables d’avoir. Car le manque d’idée que nos Facultez ſont incapables de nous donner, nous ôte entierement la vûë des choſes qu’on doit ſuppoſer raiſonnablement dans d’autres Etres plus parfaits que nous, ainſi le manque des idées dont je parle préſentement, nous retient dans l’ignorance des choſes que nous concevons capables d’être connuës par nous. La groſſeur, la figure & le mouvement ſont des choſes dont nous avons des idées. Mais quoi que les idées de ces prémieres Qualitez des Corps ne nous manquent pas, cependant comme nous ne connoiſſons pas ce que c’eſt que la groſſeur particuliére, la figure & le mouvement de la plus grande partie des Corps de l’Univers, nous ignorons les différentes puiſſances, productions & maniéres d’opérer, par où ſont produits les Effets que nous voyons tous les jours. Ces choſes nous ſont cachées en certains Corps, parce qu’ils ſont trop éloignez de nous ; & en d’autres, parce qu’ils ſont petits. Si nous conſiderons l’extrême diſtance des parties du Monde qui ſont expoſées à notre vûë & dont nous avons quelque connoiſſance, & les raiſons que nous avons de penſer que ce qui eſt expoſé à notre vûë n’eſt qu’une petite partie de cet immenſe Univers, nous découvrirons auſſi-tôt un vaſte abyme d’ignorance. Le moyen de ſavoir quelles ſont les fabriques particulieres des grandes Maſſes de matiére qui compoſent cette prodigieuſe machine d’Etres corporels, juſqu’où elles s’étendent, quel eſt leur mouvement, comment il eſt perpetué ou communiqué ; & quelle influence elles ont l’une ſur l’autre ! Ce ſont tout autant de recherches où notre Eſprit ſe perd dès la prémiére reflexion qu’il y fait. Si