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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/529

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Des Propoſitions univerſelles,

fini de ſenſations ? Non ſans doute, à moins que nous n’euſſions des facultez aſſez ſubtiles pour appercevoir au juſte la groſſeur, la figure, la contexture, & le mouvement des Corps, dans ces petites particules par où ils opérent ſur nos Sens ; afin que par cette connoiſſance nous puſſions nous en former des idées abſtraites. Je n’ai parlé dans cet endroit que des Subſtances corporelles, dont les operations ſemblent avoir plus de proportion avec notre Entendement ; car pour les operations des Eſprits, c’eſt-à-dire, la Faculté de penſer & de mouvoir des Corps, nous nous trouvons d’abord tout-à-fait hors de route à cet égard ; quoi que peut-être après avoir examiné de plus près la nature des Corps & leurs opérations, & conſideré juſqu’où les notions mêmes que nous avons de ces Opérations peuvent être portées avec quelque clarté au delà des faits ſenſibles, nous ſerons contraints d’avouër qu’à cet égard même toutes nos découvertes ne ſervent preſque à autre choſe qu’à nous faire voir notre ignorance, & l’abſoluë incapacité où nous ſommes de trouver rien de certain ſur ce ſujet.

§. 15.Tandis que nos Idées des Subſtances ne renferment point leurs conſtitutions réelles, nous ne pouvons former ſur leur ſujet, que peu de Propoſitions générales, certaines. Il eſt, dis-je, de la derniére évidence, que les conſtitutions réelles des Subſtances n’étant pas renfermées dans les Idées abſtraites & complexes que nous nous formons des Subſtances & que nous déſignons par leurs noms généraux, ces idées ne peuvent nous fournir qu’un petit dégré de certitude univerſelle. Parce que dès-là que les idées que nous avons des Subſtances, ou avec laquelle elles ont une liaiſon certaine, & qui pourroit nous en faire connoître la nature. Par exemple, que l’idée à laquelle nous donnons le nom d’Homme ſoit, comme elle eſt communément, un Corps d’une certaine forme extérieure avec du Sentiment, de la Raiſon, & la Faculté de ſe mouvoir volontairement. Comme c’eſt là l’idée abſtraite, & par conſéquent l’Eſſence de l’Eſpèce que nous nommons Homme, nous ne pouvons former avec certitude que fort peu de Propoſitions générales touchant l’Homme, pris pour une telle Idée complexe. Parce que ne connoiſſant pas la conſitution réelle d’où dépend le ſentiment, la puiſſance de ſe mouvoir, & de raiſonner, avec cette forme particuliére, & par où ces quatre choſes ſe trouvent unies enſemble dans le même ſujet, il y a fort peu d’autres Qualitez avec leſquelles nous puiſſions appercevoir qu’elles ayent une liaiſon néceſſaire. Ainſi, nous ne ſaurions affirmer avec certitude que tous les hommes dorment à certains intervalles, qu’aucun homme ne peut ſe nourrir avec du bois ou des pierres, que la Ciguë eſt un poiſon pour tous les hommes  ; parce que ces Idées n’ont aucune liaiſon ou incompatibilité avec cette Eſſence nominale que nous attribuons à l’Homme, avec cette idée abſtraite que ce nom ſignifie. Dans ce cas & autres ſemblables nous devons en appeller à des Experiences faites ſur des ſujets particuliers, ce qui ne ſauroit s’étendre fort loin. A l’égard du reſte nous devons nous contenter d’une ſimple probabilité ; car nous ne pouvons avoir aucune certitude générale, pendant que notre Idée ſpécifique de l’Homme ne renferme point cette conſtitution réelle qui eſt la racine à laquelle toutes ſes Qualitez inſeparables