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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/559

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De l’Exiſtence de Dieu. Liv. IV.

-même. Mais ſuppoſons que le Mouvement ſoit de toute éternité dans la Matiére ; cependant la Matiére qui eſt un Etre non-penſant, & le Mouvement ne ſauroient jamais faire naître la Penſée, quelque changemens que le Mouvement puiſſe produire tant à l’égard de la Figure qu’à l’égard de la groſſeur des parties de la Matiére. Il ſera toûjours autant au deſſus des forces du Mouvement & de la Matiére de produire de la Connoiſſance, qu’il eſt au deſſus des forces du Néant de produire de la Matiére. J’en appelle à ce que chacun penſe en lui-même : qu’il diſe s’il n’eſt point vrai qu’il pourroit concevoir auſſi aiſément la Matiére produite par le Néant, que ſe figurer que la Penſée ait été produite par la ſimple Matiére dans un temps, auquel il n’y avoit aucune choſe penſante, ou aucun Etre intelligent qui exiſtât actuellement. Diviſez la Matiére en autant de petites parties qu’il vous plairra, (ce que nous ſommes portez à regarder comme un moyen de la ſpiritualiſer & d’en faire une choſe penſante) donnez-lui, dis-je, toutes les Figures & tous les différens mouvemens que vous voudrez ; faites-en un Globe, un Cube, un Cone, un Prisme, &c. dont les Diamètres ne ſoient que la 1000000me partie d’un ([1]) Gry ; cette Particule de matiére n’agira pas autrement ſur d’autres Corps d’une groſſeur qui lui ſoit proportionnée, que des Corps qui ont un pouce ou un pié de Diamètre ; & vous pouvez eſpérer avec autant de raiſon de produire du ſentiment, des Penſées & de la Connoiſſance, en joignant enſemble de groſſes parties de matiére qui ayent une certaine figure & un certain mouvement, que par le moyen des plus petites parties de Matiére qu’il y ait au Monde. Ces dernieres ſe heurtent, ſe pouſſent & réſiſtent l’une à l’autre, juſtement comme les plus groſſes parties ; & c’eſt là tout ce qu’elles peuvent faire. Par conſéquent, ſi nous ne voulons pas ſuppoſer un Prémier Etre qui aît exiſté de toute éternité, la Matiére ne peut jamais commencer d’exiſter ; & ſi nous ſuppoſons qu’il n’y a eu que la Matiére & le Mouvement qui ayent exiſté, ou qui ſoient éternels, on ne voit pas que la Penſée puiſſe jamais commencer d’exiſter. Car il eſt impoſſible de concevoir que la Matiére, ſoit qu’elle ſe meuve ou ne ſe meuve pas, puiſſe avoir originairement en elle-même, ou tirer, pour ainſi dire, de ſon ſein le ſentiment, la perception & la connoiſſance ; comme il paroit évidemment de ce qu’en ce cas-là ce devroit être une Propriété éternelle-

  1. J’appelle Gry de Ligne : la Ligne d’un Pouce : le Pouce d’un Pié Philoſophique : le Pié Philoſophique d’un Pendule, dont chaque vibration, dans la latitude de 45 dégrez, eſt égale à une ſeconde de temps, ou à de minute. J’ai affecté de me ſervir ici de cette meſure, & de ſes parties diviſées par dix, en leur donnant des noms particuliers, parce que je croi qu’il ſeroit d’une commodité générale que tous les Savans s’accordaſſent à employer cette meſure dans leurs calculs. [ Cette Note eſt de Mr. Locke. Le mot Gry eſt de ſa façon. Il l’a inventé pour exprimer de Ligne, meſure qui juſqu’ici n’a point eu de nom, & qu’on peut auſſi bien déſigner par ce mot que par quelque autre que ce ſoit.]