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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/639

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De l’Erreur. Liv. IV.

pendant elles demeurent fermes & tiennent bon contre la Vérité leur Ennemie, qui voudroit les captiver, ou les traverſer dans leurs deſſeins. Dites à un homme paſſionnément amoureux, qu’il eſt duppé ; apportez-lui vingt témoins de l’infidélité de ſa Maîtreſſe, il y a à parier dix contre un, que trois paroles obligeantes de cette Infidelle renverſeront en un moment tous leurs témoignages. ** Quod volumus faciles credimus. Nous croyons facilement ce que nous deſirons ; c’eſt une vérité dont je croi que chacun a fait l’épreuve plus d’une fois : & quoi que les hommes ne puiſſent pas toûjours ſe déclarer ouvertement contre des Probabilitez manifeſtes qui ſont contraires à leurs ſentimens, & qu’ils ne puiſſent pas en éluder la force, ils n’avoûent pourtant pas la conſéquence qu’on en tire. Ce n’eſt pas dire que l’Entendement ne ſoit porté de ſa nature à ſuivre conſtamment le parti de le plus probable, mais c’eſt que l’homme a la puiſſance de ſuſpendre & d’arrêter ſes recherches, & d’empêcher ſon Eſprit de s’engager dans un examen abſolu & ſatisfaiſant, auſſi avant que la matiére en queſtion en eſt capable, & le peut permettre. Or juſqu’à ce qu’on en vienne là, il reſtera toûjours ces deux moyens d’échaper aux probabilitez les plus apparentes.

§. 13.Moyens d’échaper aux Probabilitez, I. Sophiſtiquerie ſuppoſée. Le prémier eſt, que les Argumens étant exprimez par des paroles, comme ſont la plûpart, il peut y avoir quelque ſophiſtiquerie cachée dans les termes ; & que, s’il y a pluſieurs conſéquences de ſuites, il peut y en avoir quelqu’une mal liée. En effet, il y a fort peu de diſcours, qui ſoient ſi ſerrez, ſi clairs, & ſi juſtes, qu’ils ne puiſſent fournir à la plûpart des gens un prétexte aſſez plauſible de former ce doute, & de s’empêcher d’y donner leur conſentement ſans avoir à ſe reprocher d’agir contre la ſincerité ou contre la Raiſon, par le moyen de cette ancienne replique, Non perſuadebis etiamſi perſuaſeris, «Quoi que je ne puiſſe pas vous répondre, je ne rendrai pourtant point».

§. 14.II. Argumens ſuppoſez pour le Parti contraire. En ſecond lieu, je puis échaper aux Probabilitez manifeſtes & ſuſpendre mon conſentement, ſur ce fondement que je ne ſai pas encore tout ce qui peut être dit en faveur du parti contraire. C’eſt pourquoi bien que je ſois battu, il n’eſt pas néceſſaire que je me rende, ne connoiſſant pas les forces qui ſont en reſerve. C’eſt un refuge contre la conviction, qui eſt ſi ouvert, & d’une ſi vaſte étenduë, qu’il eſt difficile de déterminer quand un homme en eſt tout-à-fait exclu.

§. 15.Quelles probabilitez déterminent l’Aſſentiment. Cependant il a ſes bornes ; & lorſqu’un homme a recherché ſoigneuſement tous les fondemens de Probabilité & d’Improbabilité, lorſqu’il a fait tout ſon poſſible pour s’informer ſincerement de toutes les particularitez de la Queſtion, & qu’il a aſſemblé exactement toutes les raiſons qu’il a pû découvrir des deux côtez, dans la plûpart des cas il peut venir à connoître ſur le tout de quel côté ſe trouve la probabilité : car ſur certaines matiéres de raiſonnement il y a des preuves qui étant des ſuppoſitions fondées ſur une expérience univerſelle, ſont ſi fortes & ſi claires ; & ſur certains points de fait, les témoignages ſont ſi univerſels, qu’il ne peut leur refuſer ſon conſentement. De ſorte que nous pouvons conclurre, à mon avis, qu’à l’égard des Propoſitions, où encore que les Preuves qui ſe préſentent à nous ſoient fort conſiderables, il y a pourtant des raiſons ſuffiſantes de ſoupçon-