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Page:Lope de Vega - Théâtre traduction Damas-Hinard tome 1.djvu/265

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Sanche.

Magnanime seigneur, devant qui ces montagnes inclinent humblement leur front couvert de neige, et pour qui elles font couler de leurs flancs ces sources qui fertilisent vos prairies ; par le conseil de Nuño, plein de confiance en vos lumières et en votre vertu, je vins vous demander votre agrément pour me marier, et vous avez daigné honorer notre chaumière de votre présence. Il suffit, je crois, que vous ayez mis le pied dans notre demeure pour que vous soyez obligé de nous venger d’un acte si horrible, si énorme… si inconvenant[1], que l’honneur même de votre nom y est intéressé… Si jamais vous avez été au moment de posséder un objet que vous aimiez, et que dans ce moment-là même on vous l’eût ravi, imaginez, seigneur, tout ce que vous auriez souffert… moi qui sous mes habits de laboureur ai le cœur d’un cavalier, et qui ne suis pas si ignorant que je ne sache au besoin manier l’épée, — en apprenant cette nouvelle je me sentis blessé dans mon honneur ; car bien que je ne fusse pas marié encore, j’avais donné ma parole, et cela revient au même. Alors, voyant mon malheur, je me plaignis à toute la nature. Je dis à la lune : « Que tu es heureuse de n’être jamais privée de la lumière du soleil ! quelle que soit l’épaisseur des nuages, sous quelque forme qu’ils se déguisent, ils ne sauraient t’enlever ton éclat. » De là courant dans la campagne, triste et furieux, je m’irritai contre les vignes, dont les embrassements amoureux étreignaient les arbres du rivage ; je brisai leurs nœuds, et j’arrachai leurs rameaux fleuris, comme on a rompu mes liens à moi et flétri ma destinée… Ayant entendu dans les ténèbres le murmure d’une fontaine, je crus entendre des gémissements et des plaintes, et toute mon âme fut troublée… Un arbre s’élevait au-dessus des autres, et l’attaquant avec le tranchant de mon épée, je l’abattis, parce que, dans son orgueil, il me semblait le tyran des faibles arbrisseaux qui végétaient à ses pieds. — On dit, seigneur, dans le pays (mais c’est une calomnie, étant qui vous êtes), on dit qu’épris en aveugle de ma femme, c’est vous qui l’avez enlevée et que vous la tenez cachée dans ce château. Malheureux ! ai-je dit, ne parlez pas ainsi de don Tello, mon seigneur ; il est l’honneur et la gloire de la maison de Neyra ; il est mon parrain, et il doit honorer ma noce de sa présence. » Seigneur, plein de prudence et de bonté comme vous l’êtes, vous ne souffrirez pas mon déshonneur, qui serait aussi le vôtre, et l’épée au poing, s’il le faut, vous ferez rendre à Sanche son épouse et à Nuño sa fille chérie.

Tello.

Je suis on ne peut plus affligé, mon ami, d’une pareille audace ;

  1. De caso tan atroz, enorme, y feo.

    Sanche au moment où il qualifie comme il convient l’acte de don Tello, s’aperçoit qu’il excite la colère de celui-ci, et aussitôt il adoucit son langage.