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Page:Louÿs - Œuvres complètes, éd. Slatkine Reprints, 1929 - 1931, tome 9.djvu/60

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pour la fête du 14 juillet, au milieu des concierges qui bavardaient et des enfants qui faisaient pipi, je me suis figuré tout un monde imaginaire, toute la vie du XVIIIe siècle. Les allées se peuplaient de beaux cavaliers en culotte courte-et en perruque à queue, de jolies femmes poudrées, troussées, décolletées, en poupée Watteau. Il faisait nuit, les bosquets étaient pleins de monde, et des rires chauds, sonores, éclataient comme des cris d’oiseaux ; des ombres passaient dans les allées ; de temps à autre, une jeune fille seule passait lentement, la tête penchée, le corps droit dans son corsage, arrachant machinalement les feuilles tendres des marronniers.

Et voilà qu’il me vint une envie folle de rajeunir de cent cinquante ans et de vivre ma jeunesse dans cette cour de France, si charmante et si gaie. Voilà que toute cette vie m’apparut comme le plus séduisant de tous les rêves, comme un paradis à la Watteau. Voilà qu’une tristesse profonde m’envahit en songeant que tout cela était fini, bien fini, et qu’il m’entra dans l’âme une haine inexprimable contre ceux qui l’avaient détruit.

Oh ! je sais bien qu’il y a mille raisons contre cette opinion ; que le bonheur de deux cents personnes causait le malheur de vingt millions, que la France était partout vaincue, que le peuple…

Non ! je ne veux rien entendre. Il n’y a jamais eu, depuis que le monde est monde, de bonheur