Aller au contenu

Page:Lucie Delarue-Mardrus - El Arab.djvu/185

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
182
El Arab

sition avec le « damm ta’île » (sang lourd) qu’ils prêtent à tout Islam qui n’est pas le leur.

Les vives réparties, les mots d’esprit, le rire où il faut, la plaisanterie vraiment amusante, tout cela ne cessait d’animer le grouillement des petites rues indigènes où nous circulions. Rien que le monde des âniers pouvait, avant la guerre 14, se mesurer à lui tout seul avec la gavrocherie parisienne. (Je dis pouvait, car les âniers et leurs ânes ont depuis longtemps, paraît-il, disparu de l’Égypte.)

Je le regrette pour ceux qui n’auront pas vu la perpétuelle comédie à laquelle on assistait dans ce monde-là. L’ânier et son âne ne faisaient pour ainsi dire qu’un. Ils couchaient sur la même paille, se levaient avec la même bonne humeur et pareillement prêts à toutes les fantaisies. L’ânier ne parlait pas à l’âne comme à une bête. Quand il courait derrière le client à califourchon, il avertissait affectueusement la monture : « Fais attention à ton pied !… Surveille ta droite !… Surveille ta gauche ! Gare à ton ouest, ô jeune homme ! Gare à ton est ! » Et quand le moment venait de se reposer et de prendre un café, l’âne derrière son maître, attendait que vint son tour de fumer le haschisch, indispensable complément. Car, le haschisch, c’était la vie même du petit peuple égyptien, la nourriture de sa gaieté naturelle. Le rire des haschasche (ceux qui le fument) était immédiatement et partout reconnaissable.

Après avoir tiré sur la sorte d’énorme pipe qu’il faut, l’ânier en introduisait le tuyau dans une des narines de son âne. Aliboron aspirait, puis rejetait la fumée par l’autre narine ; et voilà l’homme et la bête ivres tous les deux, l’un prêt à l’hilarité, l’autre manifestant son euphorie par cent petites galipettes de ses sabots dansants.

Puis-je oublier la véritable Fête des Fous organisée un jour par mon mari pour amuser Octave Uzanne, de passage au Caire ? Il avait grisé de « bouza », boisson chère aux nègres, puis de haschisch tout un peuple d’âniers, et fait fumer aussi les bourris. Après cette orgie, un cortège se forma de lui-même, mains claquées,