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Page:Lucie Delarue-Mardrus - El Arab.djvu/193

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El Arab

turque, les jambes repliées sous elle, la supérieure fumait une cigarette. Pour trouver sa bouche, elle devait écarter chaque fois les loques noires qui lui recouvraient la figure. Aveugle comme les autres, on apercevait alors les deux trous sanguinolents qui remplaçaient des yeux.

Elle nous fit aimablement asseoir à ses côtés, l’un à droite, l’autre à gauche, et la conversation en arabe commença. Après quelques paroles aussi fleuries qu’inutiles, elle nous annonça, pleine d’orgueil, qu’une de ses religieuses n’était que borgne. Là-dessus, elle tapa trois fois dans ses mains. C’est le signal de l’Orient. La porte s’ouvrit et nous fîmes alors connaissance avec le seul œil de la communauté.

Les choses n’en restèrent pas là, malheureusement, car, les unes derrière les autres, toutes les sœurs pénétrèrent dans la pièce trop petite — une vingtaine, peut-être — et commencèrent à tour de rôle à me baiser la main.

Je regardais avec terreur toutes ces ophtalmies traîner sur mon gant. Je me voyais déjà le jetant dans la rue dès que nous serions sortis.

Mais il y eut pis encore : on nous apporta du café. La borgne s’était esquivée, pour notre chance. Nos tasses, vidées du même geste horrifié derrière notre dos, purent être rendues, soi-disant bues, aux êtres sans yeux qui les attendaient. Et, le plus tôt qu’il nous fut possible, nous prîmes congé de la supérieure et de ses filles, avec tous les remerciements et bénédictions qu’il fallait.

Quel soupir ! Claudios nous attendait dehors. Il ne nous demanda même pas nos impressions. « La déesse Hathor… » commença-t-il. Et ce jumeau de Sésostris ne s’aperçut pas, repris par sa passion, de la hâte avec laquelle j’arrachais mon gant pour l’envoyer bien loin de moi, dans la poussière flamboyante de soleil.

Du monde copte je n’ai pas gardé, Dieu merci, que cette vision hallucinante. J’y ai vu des intérieurs mo-