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Page:Lucien Fabre - Rabevel ou le mal des ardents Tome III (1923, NRF).djvu/205

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LA FIN DE RABEVEL

des hommes endurée dans les tranchées, ces souffrances subies sur un lit d’hôpital, laissent un souvenir enregistré sous une expression verbale, mais ne permettent pas une reconstitution comparable à la subite évocation des douleurs morales que la vie de l’esprit fait surgir avec leur exacte intensité.

La vraie mémoire que nous gardons de la douleur physique est inconsciente : la douleur en inquiétant, en irritant notre attention, lui a créé une habitude ; il en reste une nouvelle manière de voir les choses, différente de la précédente par des nuances mais réellement autre. Les soldats sont revenus aigris, abattus, résignés, exaspérés, purifiés : cela dépend ; en tous cas, transformés ; Olivier n’avait pas échappé à cette loi ; bien que son caractère eût fait de lui un admirable soldat, son âme ouverte à tous les vents s’était surtout enrichie de tristesses ; et, quoiqu’il gardât sa merveilleuse puissance d’assimilation sentimentale, le poids énorme des désolations entassées inclinait sa pensée vers la mélancolie, la pire conseillère. Il le savait. Il savait que l’abandon d’Isabelle n’avait pas dénoué cette crise sentimentale dont il n’avait évité la solution que par la fuite. Il savait qu’il restait des acteurs redoutables et décidés à « vivre leur vie ». Il savait, par exemple, que Rabevel, exalté de ses puissances, était prédisposé à tous les excès ; il avait remarqué le détraquement nerveux de cet homme, usé par une vie de travail, de noce, de polémique furieuse, épuisé des fatigues sensuelles dont on