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Page:Lucien Fabre - Rabevel ou le mal des ardents Tome I (1923, NRF).djvu/58

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LE MAL DES ARDENTS

de Tahiti en attendant qu’il pût avoir une concession dans une des îles ou un comptoir ; mais l’armateur Bordes ne voulait pas lui confier de comptoir encore ; il trouvait qu’il lui était plus utile comme Capitaine et le conjurait d’attendre que François fût en âge de le remplacer.

Les deux adolescents demeurèrent un instant rêveurs. La réalité leur paraissait déjà sous une forme nouvelle, plus concrète, plus dense, plus riche, plus drue. Déjà de ces trois amis l’un avait pris la route définitive de sa vie ; déjà les hommes comptaient sur lui, marquaient sa place ; la société le rangeait dans une alvéole de sa ruche.

Abraham, en hésitant un peu, mais devinant que le cours de leurs idées était le même, finit par annoncer aussi une grande nouvelle qui le concernait personnellement. Le père Blinkine avait décidé de le mettre au lycée. Ce fut un coup pour Bernard ; il savait bien que les siens ne pouvaient consentir à un sacrifice semblable ; il se vit seul, séparé de son camarade, faisant l’apprentissage du métier de tailleur ou de menuisier ; ses yeux se noyèrent et il s’en voulut plus encore de ne pouvoir dissimuler son humiliation et sa colère. Son ami, ému de compassion et de sympathie, trouvait les mots les plus capables d’adoucir ce grand chagrin ; mais, tout de même, il sentait bien qu’il ne pouvait totalement le détruire. Cela n’empêcherait pas, disait-il, qu’ils se vissent ; rien d’ailleurs n’interdirait à Bernard de demander une bourse pour venir avec lui ; ou bien de suivre les cours d’une école professionnelle ; ils se retrouveraient,