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Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/317

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lime à ses compagnons ; mais, lorsque la nuit fut venue, il se mit à murmurer des paroles inintelligibles qu’il accompagnait de gestes bizarres. Par degrés, il s’anima jusqu’à pousser des cris. À entendre les intonations variées de sa voix, on eût dit qu’il était engagé dans une conversation animée avec une personne invisible. Tous les esclaves tremblaient, ne doutant pas que le diable ne fût en ce moment même au milieu d’eux. Tamango mit fin à cette scène en poussant un cri de joie. « Camarades, s’écria-t-il, l’esprit que j’ai conjuré vient enfin de m’accorder ce qu’il m’avait promis, et je tiens dans mes mains l’instrument de notre délivrance. Maintenant il ne vous faut plus qu’un peu de courage pour vous faire libres. » Il fit toucher la lime à ses voisins, et la fourbe, toute grossière qu’elle était, trouva créance auprès d’hommes encore plus grossiers.

Après une longue attente vint le grand jour de vengeance et de liberté. Les conjurés, liés entre eux par un serment solennel, avaient arrêté leur plan après une mûre délibération. Les plus déterminés, ayant Tamango à leur tête, lorsqu’ils monteraient à leur tour sur le pont, devaient s’emparer des armes de leurs gardiens ; quelques autres iraient à la chambre du capitaine pour y prendre les fusils qui s’y trouvaient. Ceux qui seraient parvenus à limer leurs fers devaient commencer l’attaque ; mais, malgré le travail opiniâtre de plusieurs nuits, le plus grand nombre des esclaves était encore incapable de prendre une part énergique à l’action. Aussi trois noirs robustes avaient la charge de tuer l’homme qui portait dans sa poche la clef des fers, et d’aller aussitôt délivrer leurs compagnons enchaînés.

Ce jour-là, le capitaine Ledoux était d’une humeur charmante ; contre sa coutume, il fit grâce à un mousse qui avait mérité le fouet. Il complimenta l’officier de quart sur sa manœuvre, déclara à l’équipage qu’il était content,