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Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/318

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et lui annonça qu’à la Martinique, où ils arriveraient dans peu, chaque homme recevrait une gratification. Tous les matelots, entretenant de si agréables idées, faisaient déjà dans leur tête l’emploi de cette gratification. Ils pensaient à l’eau-de-vie et aux femmes de couleur de la Martinique, lorsqu’on fit monter sur le pont Tamango et les autres conjurés.

Ils avaient eu soin de limer leurs fers de manière qu’ils ne parussent pas être coupés, et que le moindre effort suffît cependant pour les rompre. D’ailleurs, ils les faisaient si bien résonner, qu’à les entendre on eût dit qu’ils en portaient un double poids. Après avoir humé l’air quelque temps, ils se prirent tous par la main et se mirent à danser pendant que Tamango entonnait le chant guerrier de sa famille[1], qu’il chantait autrefois avant d’aller au combat. Quand la danse eut duré quelque temps, Tamango, comme épuisé de fatigue, se coucha tout de son long au pied d’un matelot qui s’appuyait nonchalamment contre les plats-bords du navire ; tous les conjurés en firent autant. De la sorte, chaque matelot était entouré de plusieurs noirs.

Tout à coup Tamango, qui venait doucement de rompre ses fers, pousse un grand cri qui devait servir de signal, tire violemment par les jambes le matelot qui se trouvait près de lui, le culbute, et, lui mettant le pied sur le ventre, lui arrache son fusil, et s’en sert pour tuer l’officier de quart. En même temps, chaque matelot de garde est assailli, désarmé et aussitôt égorgé. De toutes parts, un cri de guerre s’élève. Le contre-maître, qui avait la clef des fers, succombe un des premiers. Alors une foule de noirs inonde le tillac. Ceux qui ne peuvent trouver d’armes saisissent les barres du cabestan ou les rames de la chaloupe. Dès ce moment, l’équipage européen fut perdu.

  1. Chaque capitaine nègre a le sien.