Aller au contenu

Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/347

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous n’en avions que trente-huit. Nous fîmes force de voiles pour lui échapper ; mais sa marche était supérieure, elle gagnait sur nous à chaque instant ; il était évident qu’avant la nuit nous serions contraints de livrer un combat inégal. Notre capitaine appela Roger dans sa chambre, où ils furent un grand quart d’heure à consulter ensemble. Roger remonta sur le tillac, me prit par le bras, et me tira à l’écart.

— « D’ici à deux heures, » me dit-il, « l’affaire va s’engager ; ce brave homme là-bas qui se démène sur le gaillard d’arrière a perdu la tête. Il y avait deux partis à prendre : le premier, le plus honorable, était de laisser l’ennemi arriver sur nous, puis de l’aborder vigoureusement en jetant à son bord une centaine de gaillards déterminés ; l’autre parti, qui n’est pas mauvais, mais qui est assez lâche, serait de nous alléger en jetant à la mer une partie de nos canons. Alors nous pourrions serrer de très-près la côte d’Afrique que nous découvrons là-bas à bâbord. L’Anglais, de peur de s’échouer, serait bien obligé de nous laisser échapper ; mais notre… capitaine n’est ni un lâche ni un héros : il va se laisser démolir de loin à coups de canon, et, après quelques heures de combat, il amènera honorablement son pavillon. Tant pis pour vous : les pontons de Portsmouth vous attendent. Quant à moi, je ne veux pas les voir. »

— « Peut-être, » lui dis-je, « nos premiers coups de canon feront-ils à l’ennemi des avaries assez fortes pour l’obliger à cesser la chasse. »

— « Écoute, je ne veux pas être prisonnier, je veux me faire tuer ; il est temps que j’en finisse. Si par malheur je ne suis que blessé, donne-moi ta parole que tu me jetteras à la mer. C’est le lit où doit mourir un bon marin comme moi. »