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Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/444

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rait. Qui a fait le coup ? Personne ne peut le deviner. Certainement ce n’est pas le majo qui l’a tué ; car il se trouvera une douzaine de femmes dévotes et bonnes royalistes qui jureront par le nom de leur saint et en baisant leur pouce qu’elles ont vu le susdit chacune dans son village, exactement à l’heure et à la minute où le crime a été commis.

Et le majo se montrait en public avec un front ouvert et l’air serein d’un homme qui vient de se débarrasser d’un souci importun. C’est ainsi qu’à Paris on se montre chez Tortoni le soir d’un duel où l’on a bravement cassé le bras à un impertinent. Remarquez en passant que l’assassinat est ici le duel des pauvres gens ; duel bien autrement sérieux que le nôtre, puisque généralement il est suivi de deux morts, tandis que les gens de la bonne compagnie s’égratignent plus souvent qu’ils ne se tuent.

Tout alla bien jusqu’à ce qu’un certain alguazil, outrant le zèle (suivant les uns, parce qu’il était nouvellement en fonctions, — suivant d’autres, parce qu’il était amoureux d’une femme qui lui préférait le majo), s’avisa de vouloir arrêter cet homme aimable. Tant qu’il se borna à des menaces, son rival ne fit qu’en rire ; mais, quand enfin il voulut le saisir au collet, il lui fit avaler une langue de bœuf. C’est une expression du pays pour un coup de couteau. La légitime défense permettait-elle de rendre ainsi vacante une place d’alguazil ?

On respecte beaucoup les algazils en Espagne, presque autant que les constables en Angleterre. En maltraiter un est un cas pendable. Aussi le majo fut-il appréhendé au corps, mis en prison, jugé, et condamné après un procès fort long ; car les formes de la justice sont encore plus lentes ici que chez nous.

Avec un peu de bonne volonté, vous conviendrez ainsi que moi que cet homme ne méritait pas son sort, qu’il a été victime d’une fatalité malheureuse, et que, sans se trop charger la conscience, les juges pouvaient le rendre