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Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/461

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sance à Grenade, avait longtemps parcouru sans accident les plus mauvais chemins de l’Espagne ; il en était venu à nier opiniâtrement l’existence des voleurs. Un jour il est arrêté par deux hommes de mauvaise mine, armés de fusils. Il s’imagina aussitôt que c’étaient des paysans en gaîté qui voulaient s’amuser à lui faire peur. À toutes leurs injonctions de leur donner de l’argent, il répondait en riant et en disant qu’il n’était pas leur dupe. Il fallut, pour le tirer d’erreur, qu’un des véritables bandits lui donnât sur la tête un coup de crosse dont il montrait encore la cicatrice trois mois après.

Excepté quelques cas fort rares, les brigands espagnols ne maltraitent jamais les voyageurs. Souvent ils se contentent de leur enlever l’argent qu’ils ont sur eux, sans ouvrir leurs malles ou même sans les fouiller. Pourtant il ne faut pas s’y fier. — Un jeune élégant de Madrid se rendait à Cadix avec deux douzaines de belles chemises qu’il avait fait venir de Londres. Les brigands l’arrêtent auprès de la Carolina, et, après lui avoir pris toutes les onces qu’il avait dans sa bourse, sans compter les bagues, chaînes, souvenirs amoureux qu’un homme aussi répandu ne pouvait manquer d’avoir, le chef des voleurs lui fit remarquer poliment que le linge de sa bande, obligée qu’elle était d’éviter les endroits habités, avait grand besoin de blanchissage. Les chemises sont déployées, admirées, et le capitaine, disant, comme Hali du Sicilien : « Entre cavaliers telle liberté est permise, » en mit quelques-unes dans son bissac, puis ôta les noires guenilles qu’il portait depuis six semaines au moins, et se couvrit avec joie de la plus belle batiste de son prisonnier. Chaque voleur en fit autant, en sorte que l’infortuné voyageur se trouva en un instant dépouillé de toute sa garde-robe et en possession d’un tas de chiffons qu’il n’aurait pas osé toucher du bout de sa canne. Encore lui fallait-il endurer les plaisanteries des brigands. Le capitaine, avec ce sérieux goguenard que les Andalous