Aller au contenu

Page:Méry - Les Nuits d'Orient, contes nocturnes, 1854.djvu/106

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on jouait, pour la première fois, à la Comédie-Française, une calomnie en cinq actes contre Marie-Antoinette, on jouait le Mariage de Figaro. C’était le 2 avril 1784 ! et pendant qu’une partie de la noblesse aveugle se sifflait elle-même dans la personne du comte Almaviva, une partie du peuple éclairé applaudissait, le même soir, l’héroïque bailli de Suffren, arrivant des Indes et paraissant en loge à l’Opéra. 27 avril 1784, date pleine d’un double avenir Était-il clairvoyant, cet illustre géographe Louis XVI, lorsqu’il repoussait Beaumarchais et serrait les mains glorieuses du bailli de Suffren ? lorsqu’il trouvait que la conquête du Mariage de Figaro ne valait pas la conquête de l’Inde ? Et par une de ces fatalités qui ont si souvent pesé sur notre pays, cette fois ce n’était point le roi qui était aveugle, c’était la France ; chacun à son tour est aveugle chez nous. La noblesse enlevait Figaro à la Comédie-Française, et courait l’applaudir tous les soirs à Chanteloup, chez M. de Choiseul. Le roi invitait à ses veillées de Versailles le bailli de Suffren, et pendant que la cour et la ville se pâmaient de bonheur aux lazzis du barbier-philosophe et aux galanteries adultères du page et de la comtesse, le roi de France et le héros de l’Inde avaient de sublimes entretiens sur les colonisations océaniques et formaient des plans admirables pour éteindre l’étoile anglaise de Cornwallis, qui se levait à l’horizon de Ceylan ! Oh qu’ils ont été bien inspirés ces hommes d’État, ces financiers, ces courtisans, ces philosophes, ces avocats de 1784 ! Ils ont envoyé Beaumarchais au Panthéon, Suffren en exil, Louis XVI à l’échafaud, l’Anglais dans l’Inde. Chacun