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Page:Méry - Les Nuits d'Orient, contes nocturnes, 1854.djvu/145

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dans l’intérêt de mes théories pacifiques, le gagneur de batailles sur le champ de l’échiquier est populaire dans toute l’Asie ; les bonzes, les brahmes, les nababs, les mandarins connaissent le Philidor de Saint-Malo, et ils ont oublié son aïeul qui livrait des batailles sanglantes sur l’océan indien.

On dirait que la sagesse chinoise, qui a inventé toutes nos inventions, a voulu donner le change aux passions belliqueuses de l’homme en inventant un jeu où la gloire du combat n’est jamais achetée avec du sang. Par malheur, l’idée primitive de ces pacifiques guerres de soldats de bois n’a pas été comprise par les illustres capitaines des époques antiques et modernes. Sous Charles-Quint, lorsque l’Europe était en feu, les empereurs et les rois ne se contentaient point de se livrer des batailles formidables ; ils jouaient encore aux échecs dans les entr’actes du sang. Charles-Quint jouait avec tous les Philidors de son temps, Damiano, Jacobus de Cessolis, Jérôme Vida, le docteur Gio Leonardo de Naples, Ruy Lopez d’Alcala, Boy le Syracusain. Les maréchaux de l’échiquier recevaient de fortes pensions, soit des princes d’Espagne, soit du pape Urbain VIII. Ce sage pontife, ami de la paix, offrait même à Boy de Syracuse un logement splendide dans le Vatican. Sébastien, roi de Portugal, appela le Syracusain à sa cour de Lisbonne et perdit 8,000 écus en jouant avec lui. Philippe II et son frère, don Juan d’Autriche, firent au même joueur des offres si brillantes qu’il abandonna tout, excepté ses pensions de maréchal d’échiquier, et vint lutter avec eux. Don Juan d’Autriche le conduisit même en guerre, et Boy le Syracusain eut ainsi l’honneur d’assister à la bataille de Lépante à côté de Michel Cervantes, cet Homère du moins fou des batailleurs.