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Page:Méry - Les Nuits d'Orient, contes nocturnes, 1854.djvu/293

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dit le capitaine au beau-père qui montait l’échelle du pont avec Lilia.

— Eh bien ! alors, pourquoi partez-vous ? dit le beau-père en s’arrêtant sur le dernier échelon.

— C’est l’ordre formel du gouverneur, dit le capitaine en s’inclinant.

— Que le diable emporte le gouverneur dit le beau-père.

Lilia tenait à deux mains l’écrin de ses souvenirs, et souriait à l’horizon, sans écouter le capitaine et son beau-père.

L’ouragan avançait ; le cuivre des nuages s’était changé en plomb ; une odeur de bitume courait dans l’air et gênait toutes les respirations ; il n’y avait point de vent, et les flammes se déroulaient horizontalement à la cime des mâts, et les cordages rendaient une harmonie de plaintes sourdes. La mer, pâle et morte, frissonnait par intervalles, comme si des cratères s’ouvraient au fond de ses abîmes, sans pouvoir soulever ses flots lourds comme des masses d’airain en fusion.

Le capitaine pâlissait à vue d’œil, et invoquait tous les saints du calendrier ; les matelots ne juraient plus ; le pilote faisait de fréquents signes de croix ; les passagers s’enfermaient dans leurs cabines pour ne pas voir l’ouragan, comme les autruches qui se couvrent la tête de leurs ailes pour ne pas voir le chasseur.

Lilia était toujours dans le paradis terrestre de ses souvenirs, et elle s’était assise sur un amas de toiles et de câbles roulés, au pied du grand mât.

Toute la famille d’Elbonza errait sur le pont comme une collection d’ombres élyséennes sur le rivage du Styx.