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Page:Méry - Les Nuits d'Orient, contes nocturnes, 1854.djvu/340

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mède leur révéla une invention qui ne coûtait aucun frais de cartes et de timbres aux joueurs ? Tout le rivage troyen devint subitement une académie d’échecs. On ne voyait que soldats couchés deux à deux sur le sable et poussant des cailloux blancs et verts. Ce plaisir général devint un bonheur ; l’ennui s’envola vers Ténédos, où vous l’avez trouvé encore ; les matelots se réveillèrent, apprirent la marche et jouèrent sur leurs bancs. La fureur du jeu s’éleva des escouades jusqu’aux régions de l’état-major. Agamemnon et Ménélas oublièrent leurs femmes, avec des gambits ; Achille apaisa sa colère et fit sa petite partie avec Patrocle ; les deux Ajax se firent recevoir au club de Palamède. Nestor seul soutint que les jeux de l’ancien temps étaient supérieurs aux échecs ; on le traita de radoteur.

Dans leur ville, les Troyens ne comprenaient pas l’inaction des Grecs. — Quel est donc ce mystère ? disaient-ils, quarante siècles avant nos opéras. Le sage Priam crut, comme nous aujourd’hui, que la question d’Orient touchait à son terme, et envoya un parlementaire au roi des rois. Le parlementaire trouva le grand Agamemnon courbé sur le sable et méditant un mat contre un Priam en cailloux. — Attendez un moment, dit le roi des rois ; le parlementaire s’assit et regarda. Un moment de joueur d’échecs dure trois heures. Agamemnon avait manqué le mat, et jouait toujours. L’envoyé de Priam se mit dans la gâterie, suivit le jeu avec une intelligente attention, et en saisit la marche parfaitement. Cinq parties terminées, Agamemnon se leva, et dit au parlementaire. Rien n’est terminé ; rentrez à Ilium ; nous reprendrons les hostilités quand bon nous semblera ; si vous