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Page:Machaut - Le Voir Dit, 1875.djvu/216

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[vers 3889]
LE LIVRE

Et diſt : « Ceſte clef porterez,
« Amis, & bien la garderez,
« Car c’eſt la clef de mon treſor.
« Je vous en fais ſeigneur des or,
« Et deſſeur tous en ſerez mettre.
« Et ſi l’aim plus que mon œil deſtre,
« Car c’eſt m’onneur, c’eſt ma richeſſe,
« Et ce dont puis faire largeſſe.
« Par vos dis ne me puet deſcroiſtre,
« Ainſois ne fait touſdis qu’acroiſtre. »[1]
La clef pris, & li affermay
Dou bien garder, car moult l’amay.
Puis, pris un anel en mon doy,
Et li donnay, faire le doy.
Lors en ſouſpirant congié pris
De ma douce dame de pris ;
Car pour le ſoleil qui venoit,
De là partir me convenoit.

  1. « Mon bon renom, ma richeſſe ne peuvent diminuer par vos vers ». — Aſſurément, cette clef, dont Machaut reçoit le don, eſt l’honneur, le bon renom de celle qui vient de lui abandonner ſon plus cher tréſor. Dès ce moment, Machaut en avoit la clef, c’eſt-à-dire pouvoit en faire un bon ou mauvais uſage, par ſa diſcrétion ou ſon indiſcrétion. Il peut ſembler inutile de réfuter l’opinion de M. Proſper Tarbé, qui voit dans le don de cette clef la preuve d’un expédient matrimonial auquel les maris italiens ont eu, dit-on, quelquefois recours, mais dont un ſeul fou, le client d’un avocat nommé Freidel, eut jamais en France l’idée de faire l’épreuve. Quoi qu’il en foit, pouvoit-on ſuppoſer qu’une jeune fille de dix-huit ans, libre de ſes actions comme on a vu, ait eu volontairement recours à un pareil moyen de rendre ſa vertu inattaquable ; ou qu’on lui eût laiſſé la liberté d’uſer de cet expédient, quand & comme elle l’entendroit, & de ſe deſſaiſir de ce droit en faveur d’un autre dont l’abſence pouvoit ſe prolonger indéfiniment ? Cela eſt abſurde ; cela fait venir, bien mal à propos, de vilaines penſées, & nous pouvons aſſurer que ni Machaut ni la demoiſelle ne ſoupçonnèrent qu’on pût jamais prendre le change ſur le véritable ſens de cette clef de l’honneur, confiée à la garde d’un amant.