Page:Malinowski - Mœurs et coutumes des Mélanésiens, trad. Jankélévitch, 1933.djvu/166

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même à ce que sa fille s’appelât Namyobé’i, du nom de l’amour spirituel de son mari.

Je voulus savoir sous quelle forme le médium se transportait dans le monde des esprits ou, pour m’exprimer en des termes plus sceptiques, comment il imaginait ou inventait cet événement. Je reçus la réponse suivante :

— Le yosewo, la partie de moi qui est inculte, reste ici ; mais moi-même, je pars. Moi, homme, je pars.

Le terme inculte (en jachère), emprunté à leur agriculture, représente, aux yeux des indigènes, tout ce qui est grossier, non essentiel, sans valeur, par opposition à ce qui se rattache au « jardin », qui est précieux et essentiel. Il se servit encore d’autres comparaisons, mais toujours pour faire comprendre que son esprit se détachait de son corps, s’en allait librement et se déplaçait sous une forme entièrement désincarnée.

Telles furent mes conversations habituelles avec le célèbre médium pendant les quelques mois que je passai à Oburaku. Je devins familier non seulement avec lui, mais avec les esprits, leur pays, leurs coutumes, avec leur humeur gaie et quelque peu irresponsable. Je pensai à un moment donné savoir tout ce qu’il était possible de savoir à ce sujet. Mon ami répétait volontiers ses histoires. À mes questions il donnait toujours les mêmes réponses stéréotypées. J’appris à connaître un grand nombre de trucs et de cabotinages auxquels le visionnaire avait recours dans ses récits et je le surpris plusieurs fois en flagrant délit de mystification. Désirant savoir, par exemple, comment il improvisait son « langage des esprits » dont il usait avec aisance en citant des conversations ayant lieu à Tuma, j’ai pris un simple vocabulaire. L’ayant consulté quelques semaines plus tard, je constatai qu’il ne se servait pas deux fois du même mot pour désigner la même chose. Il improvisait donc le « langage des esprits » chaque fois, selon l’inspiration du moment, et il le faisait d’ailleurs très habilement. Il va sans dire que je ne l’ai jamais « démasqué » et je ne lui ai jamais fait comprendre que je voyais clair dans ses ruses. À vrai dire, ses astucieuses inventions finirent par m’en imposer et, tout en étant inaccessible, en tant qu’anthropologiste, à l’illusion et aux faux-semblants, je dois reconnaître que le monde des esprits avait fini par prendre à mes yeux une étrange réalité.