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Page:Malinowski - Mœurs et coutumes des Mélanésiens, trad. Jankélévitch, 1933.djvu/28

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le fonctionnement normal des institutions, car, en dépit de tous les attraits que présente la vie sociale, il se trouve toujours des individus mal disposés, d’humeur chagrine, obsédés par d’autres intérêts, très souvent par une intrigue amoureuse, qui seraient heureux de se soustraire à leurs obligations s’ils le pouvaient. Ceux qui savent combien il est difficile, sinon impossible, d’organiser une équipe de Mélanésiens pour une entreprise même de brève durée et amusante, mais exigeant une action concertée, alors qu’ils s’acquittent avec empressement et plaisir de leurs entreprises coutumières, comprendront à quel point la contrainte est nécessaire, lorsque l’indigène est convaincu qu’on veut le faire travailler pour des fins qui ne sont pas les siennes.

Une autre force contribue encore à accentuer le caractère impérieux des obligations. J’ai déjà mentionné l’aspect cérémoniel des transactions. Les dons en nourriture, dans le système d’échanges que nous avons décrit plus haut, doivent être offerts, en observant certaines formalités très strictes, dans des mesures de bois spécialement fabriquées pour cette occasion, qu’on transporte et présente selon des règles prescrites, dans une procession cérémonielle et en soufflant dans des conques. Or, rien n’agit tant sur l’esprit d’un Mélanésien que l’ambition et la vanité que procure un étalage de nourriture et de richesse. Dans le fait d’offrir des cadeaux, de distribuer leur surplus, ils voient une manifestation de puissance, une exaltation de leur personnalité. Le Trobriandais conserve sa nourriture dans des maisons mieux construites et mieux décorées que les huttes d’habitation. À ses yeux la générosité est la plus grande des vertus et la richesse l’élément essentiel de l’influence et du rang. Le fait que des transactions mi-commerciales sont associées à certaines cérémonies publiques crée un autre impératif reposant sur un mécanisme psychologique spécial : le désir de se faire remarquer, l’ambition de se montrer munificent, l’extrême respect pour la richesse et pour l’abondance de nourriture.

Nous avons donc acquis un certain aperçu de la nature des forces psychologiques et sociales qui transforment certaines règles de conduite en lois obligatoires. Or, l’élément de contrainte est loin d’être superflu. Toutes les fois que l’indigène peut se soustraire à ses obligations, sans que son prestige en souffre et sans