Page:Malinowski - Mœurs et coutumes des Mélanésiens, trad. Jankélévitch, 1933.djvu/46

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et l’anthropologie chercherait en vain à dégager les éléments d’une jurisprudence civile propre aux sauvages. Cette manière de voir a dominé toutes les études comparées en matière de législation, de Sumner Maine aux spécialistes plus récents, comme le professeur Hobhouse, le Dr Lowie et M. Sidney Hartland. C’est ainsi que nous lisons dans un ouvrage de ce dernier que, dans les sociétés primitives, « le noyau de la législation est constitué par une série de tabous » et que « presque tous les codes sauvages se composent de prohibitions » (Primitive Law, p. 214). Et encore : « La croyance générale aux châtiments surnaturels inévitables et la perte de la sympathie des prochains créent une atmosphère de terreur qui suffit presque à prévenir toute infraction aux coutumes tribales » (p. 8 ; les italiques sont de nous). Il n’existe rien de semblable à cette « atmosphère de terreur », sauf dans les quelques cas exceptionnels de règles sacrées, en rapport avec le rituel ou la religion, et, d’autre part, ce qui empêche les infractions aux coutumes tribales, c’est une organisation spéciale dont l’étude se confond avec celle de la jurisprudence Primitive.

M. Hartland n’est pas le seul à professer cette manière de voir. Dans sa savante et compétente analyse du châtiment primitif, Steinmetz insiste lui aussi sur la nature pénale de la jurisprudence primitive, sur le caractère mécanique, rigide, échappant à toute direction et à toute intention, des pénalités infligées et sur leur base religieuse. Ses idées sont pleinement partagées par les sociologues français, Durkheim et Mauss, qui y ajoutent encore cette clause : la responsabilité, la vengeance, en fait toutes les réactions légales, reposent sur la psychologie du groupe, et non sur celle de l’individu[1]. Même des sociologues aussi perspicaces et bien informés que le professeur Hobhouse et le Dr Lowie, ce dernier possédant sur les sauvages des informations de première main, semblent suivre cette tendance générale dans leurs chapitres, par ailleurs excellents, sur la justice dans les sociétés primitives.

Dans le domaine dont nous nous occupons, nous n’avons

  1. Steinmetz, Ethnologische Studien zur ersten Entwickelung der Strafe, 1894 ; Durkheim, dans « Année Sociologique », I, pp. 353 et suiv. ; Mauss, dans « Revue d’Histoire des Religions », 1897.