Aller au contenu

Page:Malinowski - Mœurs et coutumes des Mélanésiens, trad. Jankélévitch, 1933.djvu/80

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le père et l’enfant et ne reconnaît pas de filiation résultant de ce lien[1]. Rares sont les pères qui n’aiment pas leurs enfants, mais la loi ne reconnaît ce sentiment que dans des limites très restreintes : le mari a le droit et le devoir d’assurer la tutelle des enfants de sa femme jusqu’à leur puberté. C’est tout ce que peut une loi dans une civilisation où existe le mariage patrilocal. Comme des petits enfants ne peuvent pas être séparés de leur mère, que celle-ci doit vivre avec son mari, souvent loin de sa propre parenté, et puisqu’elle et ses enfants ont besoin d’un gardien et d’un protecteur mâle sur place, c’est au mari qu’incombe tout naturellement ce rôle, dont il s’acquitte en vertu d’une loi stricte et orthodoxe. Mais la même loi ordonne au garçon (et non à la fille qui reste avec ses parents jusqu’au mariage) de quitter, dès la puberté, la maison paternelle, pour aller vivre dans la communauté de sa mère et se mettre sous la tutelle de son oncle maternel. Ceci, à vrai dire, va à l’encontre des désirs aussi bien du père que du fils et de l’oncle de celui-ci, c’est-à-dire des trois hommes intéressés dans l’affaire. Aussi cette situation a-t-elle donné naissance à un certain nombre d’usages ayant pour but de prolonger la durée de l’autorité paternelle et de créer un lien de plus entre le père et le fils. La loi stricte déclare que le fils est citoyen du village maternel et étranger (tomakawa) dans celui de son père, mais l’usage l’autorise à rester dans ce dernier village et lui accorde le droit de citoyenneté. Lorsqu’il s’agira de cérémonies, de pratiques funéraires ou de deuil, de fêtes et de batailles, il se tiendra toujours aux côtés de son oncle maternel. Mais dans

  1. Les indigènes ignorent le fait de la paternité physiologique et, ainsi que je l’ai montré dans mon ouvrage The Father in Primitive Psychology (1926), ils expliquent la naissance par des causes surnaturelles. D’après eux, il n’existe pas de continuité physique entre l’homme et les enfants de sa femme. Cependant le père aime son enfant, à partir du jour où il naît, et cela au moins autant qu’un père européen. Comme cet amour ne peut avoir sa source dans une conviction que les enfants sont bien de lui, il doit découler d’une tendance innée à l’espèce humaine. Il est impossible d’expliquer autrement l’attachement d’un homme pour les enfants d’une femme avec laquelle il a eu des rapports sexuels, avec laquelle il vit d’une façon permanente et dont il a pris soin pendant sa grossesse. C’est à mon avis la seule explication de la « voix du sang » qui se fait entendre dans des sociétés ignorant la paternité, aussi bien que dans les sociétés éminemment patriarcales où un père aime aussi bien l’enfant qui lui appartient physiologiquement que l’enfant adultérin (tant qu’il ne sait pas qu’il est adultérin). Cette tendance est de la plus grande utilité pour l’espèce.