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Page:Mandat-Grancey Chicago 1898.djvu/28

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la démarche harassée ou fébrile ; riches, auxquels la richesse procurait si peu de jouissances.

À ce moment, un juron mâché sourdement attira notre attention. Un des pêcheurs se disposait à rentrer chez lui ; il venait de retirer de l’eau son filet. Quelques écrevisses y avaient pénétré sournoisement et avaient déjà presque entièrement dévoré une belle perche. Sept ou huit des coupables, les plus grosses, étaient restées prises. L’homme les retirait des mailles et les rejetait rageusement à l’eau. Toujours désireux de m’instruire, je lui adressai la parole

« Monsieur, lui dis-je, pourriez-vous m’expliquer pourquoi vous rejetez ces belles écrevisses ? `

— Et que voulez-vous que j’en fasse ? répondit-il en s’arrêtant d’un air étonné.

— Mais, les manger, apparemment.

— Les manger ! farceur (Now, dont chaff !) Comme si cela se mangeait ! »

Et il reprit sa stupide besogne. Je le regardais d’un œil chargé de mépris. M…, qui avait tant bien que mal suivi la conversation, me prit par le bras :

« Mon bon ami, me dit-il, vous rappelez-vous le joli conte de Perrault qu’on nous racontait quand nous étions petits, la Belle au bois dormant ? Il s’agissait d’une belle princesse au baptême de laquelle on croyait avoir convoqué toutes les fées. Mais on en avait oublié une, et celle-là, pour se venger, jeta à la pauvre petite un sort qui rendit inutiles tous les cadeaux de ses marraines. Eh bien, c’est l’histoire des Américains. Ils ont tout, mais ils ne savent se servir de rien.

Et nous allâmes dîner, pour la dernière fois, au Grand Pacific Hotel, en compagnie de sept ou huit cents Yankees très riches, mais qui ne mangeaient que du lard rance, ne buvaient que de l’eau claire, étaient tous affligés de dyspepsie, et dont l’immense majorité portaient des bottes éculées.


✽ ✽

C’est un vrai monde que ce Grand Pacific. Il est monté sur un pied encore plus colossal que le Fifth Avenue de New-York. Il paraît qu’il peut recevoir deux mille cinq cents voyageurs, et il est presque plein. Les corridors sont de véritables dédales, dans lesquels je me perds régulièrement toutes les fois que je sors de ma chambre. Le service est fait exclusivement par des nègres, ce qui me donne encore l’occasion de constater combien les premières impressions s’effacent difficilement. J’ai passé toute ma première jeunesse sur la côte d’Afrique, en plein pays de production du « bois d’ébène », pour employer l’expression des négriers auxquels nous donnions la chasse. Depuis ce temps-là, je ne peux plus voir un noir