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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/10

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Je pousse la porte et me trouve dans l’obscurité. En tâtant autour d’elles, mes mains rencontrent les plis mous d’une étoffe peluchée. Je comprends qu’une portière me sépare de l’atelier et je demande, élevant le ton :

— S’il vous plaît, pourriez-vous me dire…

— Tiens ! c’est une dame ; interrompt la voix de stentor. Et elle ajoute : Si vous êtes bégueule, n’entrez pas.

Intriguée, amusée, j’écarte prudemment les plis de la tenture, juste de quoi glisser le tiers d’un œil et le bout de mon nez (comme au théâtre l’avertisseur regarde par le trou du rideau) et j’aperçois… un atelier de peintre pour de bon : pas de cadres, pas de meubles exotiques, pas de tapis somptueux, mais des toiles partout, sur des chevalets de bois blanc ; par terre, un grand panneau rangé contre le mur.

Au milieu de la pièce, un gros homme en blouse écrase des couleurs sur une palette carrée ; et enfin, dans un éclairage propice, voici la table à modèle où se dresse une petite femme aux yeux bruns, à la tignasse fauve, nue comme un ver, étirant son corps parfait, ses formes pures auréolées de lumière… Zizi. Elle a la peau diaphane et resplendissante des rousses. Sa chair devient rose aux coudes, au pli des hanches et aux talons ; tout le reste est d’une transparence neigeuse. Les bras noués derrière la nuque, elle semble porter le poids de ses seins épanouis.

Vrai ! le spectacle en valait la peine : j’admire cette beauté sans voile. Mon Dieu ! pourquoi trouve-t-on quelque indécence à la nudité d’une jolie créature ? Mon être sauvage et primitif n’est choqué que par la laideur.

Invisible derrière la tenture, je m’excuse auprès du peintre :

— Pardonnez-moi, monsieur, je vois que je me suis trompée : je me croyais chez Mme Renaud.

Il tourne de mon côté un visage jovial où frisotte une barbe grise et réplique :

— Mme Renaud ? C’est sans doute ma voisine… Une vieille dame qui a la figure mauve et les cheveux jaunes ?

Je me retire en riant sous cape ; et, dehors, je frappe à la porte de la maison suivante. Cette fois, je ne me suis pas trompée, et je reconnais l’antique femme de chambre de ma marraine, qui me prie d’attendre un instant et va prévenir madame. Je regarde autour de moi : l’effet est vraiment curieux. Ce vaste atelier n’a pas de fenêtre : le jour tombe d’une toiture vitrée ; des cloisons placées après coup divisent la grande pièce en plusieurs compartiments. La portion dans laquelle je me trouve doit représenter le salon. Au mur, un Helleu, faisant pendant au portrait d’Eva lorsqu’elle avait vingt ans. Et, tandis que j’apprécie, avec une véritable jouissance d’art, l’ovale allongé du visage qui, incliné sur la poitrine, se fond, se perd, dans un flot de mousseline blanche, et la douceur souriante des yeux gris, le brouillard des cheveux cendrés, l’original du portrait fait son entrée et s’exclame :

— En voilà une surprise ! C’est gentil, Nicole, de ne pas oublier la vieille recluse !

Je regarde ma marraine : évidemment, ce n’est plus la belle Eva du temps passé. Cette ancienne blonde redore ses cheveux d’un henné violent ; et c’est vrai que sa poudre de riz, d’un blanc de céruse, prend un ton violâtre sur le rose factice de ses joues… Mais qu’elle est séduisante encore, lorsqu’elle sourit, découvrant la blancheur de ses dents émaillées, et que ses traits sont restés fins !… Elle a toujours ses longs cils châtains, son regard clair, son petit nez grec aux ailes vibrantes. Comme c’est triste, la vieillesse d’une jolie femme ! Ces bribes de beauté qui subsistent, soulignant la débâcle du reste…

Eva Renaud questionne :

— Comment te portes-tu, ma petite filleule ? Tu es rose comme un fondant à la framboise. On a envie de te croquer.

Aussitôt je me débarrasse de mes ennuis en les confiant à l’aimable femme, avec l’empressement qu’on met à jeter un manteau pesant sur un fauteuil opportun. Je me dépêche d’expliquer ma situation, de confier mes idées, mes appréhensions pour l’avenir, et je conclus :

— Papa estime qu’il faut me marier…

— Te marier ! s’écrie Eva stupéfaite, te marier à dix-huit ans. Eh bien ! il a plutôt des inventions baroques, ton père… Il peut te laisser jouir un peu de ta jeunesse !… Ainsi, tu veux te mettre en ménage, Nicole ?

— Oh ! moi, ça m’est égal. Papa a combiné cette petite affaire pour me divertir… Il a pensé qu’un époux m’amuserait… Dans le temps, quand je m’embêtais, il m’apportait un polichinelle… Il a toujours imaginé le même genre de distraction, vous voyez.

— Bon ! tu me rassures.

— Je vous rassure ?

— Ah ! je ne te conseille pas de commettre la bêtise conjugale de sitôt, ma petite !

— Pourquoi ?

— Bah !… Je ne voudrais pas te désabuser, gâcher à coups de crayon noir le bleu de tes illusions…

— Ah ! bien, si c’est ça qui vous arrête… Papa m’a sauvegardée par une méthode homéopathique : je peux tout entendre l’ayant écouté tout dire.