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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/9

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piano à queue qui faisait l’ornement de notre salon, pour pouvoir payer le terme, papa étant incapable de mettre quelque chose de côté afin de parer les mauvais coups du hasard. Et rétabli, il déclarait avec un rire désarmant d’insouciance et d’inconscience :

— La fièvre typhoïde est une sale maladie : elle m’a fait perdre mes cheveux, ma mémoire et mon piano.

Ainsi, dès mon enfance, je fus avertie. Je pus réfléchir :

Quand la bise fut venue.

Et c’est pourquoi je n’ai plus une âme de cigale. Il me semble que je vis comme ces paysans italiens, dans une contrée ravissante, au climat printanier, au paysage rare, mais au pied même du Vésuve ou de l’Etna, sous la menace grondante d’une catastrophe… Je redoute la vague de lave qui balayera ma tranquillité.

Voilà la raison du désir que j’exprimais tout à l’heure : je me trouverais rassurées si j’avais une carrière ouverte, le cas échéant.

Mais bah ! je n’ai pas vingt ans, je suis jolie, l’avenir s’offre à moi, et ces craintes fugitives ne peuvent troubler l’état de mes yeux ou la gaieté de mon sourire. Elles m’inspirent certaines idées, quelquefois…




CHAPITRE II


La démarche souple et le pas élastique, je remonte les grands boulevards éclairés par un pâle soleil d’automne qu’une poétesse d’avant-garde pourrait comparer à un chrysanthème malade.

Je vais chez Eva Renaud, ma marraine. Depuis le départ de mon institutrice, papa me laisse sortir seule — c’est plus commode pour lui, toujours absorbé par son théâtre, ses éditeurs et les imprésarii… Il méprise l’escorte d’une femme de chambre chaperon plus ou moins douteux, souvent complaisant.

Je mets à exécution l’idée d’aller consulter ma marraine sur mon avenir, mon mariage éventuel et problématique à la fois. Je n’ai pas confié mon projet à papa : je ne sais ce qu’il en penserait… Dame ! il faut bien que je me souvienne que la belle Eva Renaud fut favorite d’un duc britannique sous la présidence de M. Grévy ; maîtresse d’un souverain magyar sous M. Carnot ; et depuis, accueillante aux milliardaires américains, favorable aux banquiers allemands, aux princes russes, napolitains et autres, sembla personnifier le Plaisir français aux regards des étrangers !

Si son âge oblige aujourd’hui notre Vénus nationale à se ranger… des aventures, elle n’est point pour cela de ces anciennes diablesses qui se font ermites — ou dames patronnesses : elle a gardé son esprit léger de franche Gauloise… Et c’est elle que je m’avise d’interviewer au sujet de mon hyménée… Tout de même, l’opinion d’Eva Renaud sur le mariage, ça ne doit pas être une chose banale !

Avant, Eva nous faisait visite régulièrement au jour de l’An ; mais, depuis deux ans, retirée du théâtre, cloîtrant ses rides, elle abrite ses cinquante-cinq ans dans une sage retraite, par une suprême coquetterie, et se contente de nous écrire. Elle habitait jadis rue Laffitte, à deux pas de la cohue boulevardière, dont elle aimait le bruit et le mouvement. Son public passait sous ses fenêtres et sa vanité se plaisait à songer que ces mains de gens pressés — mains qui serrent hâtivement d’autres pattes influentes ; mains crispées sur le portefeuille du boursier ou la serviette de l’homme d’affaires ; mains qui échangent l’or et les billets bleus, signent au bas des traités importants, paraphent la lettre du solliciteur, poussent les portes des banques, dans l’éternelle chasse à l’argent — étaient ces mêmes mains qui, le soir, battaient frénétiquement en son honneur, et secouaient leurs fatigues multiples de la journée pour applaudir son talent…

Je sais qu’elle ne demeure plus là, mais j’ignore sa nouvelle adresse et, ne voulant interroger papa, je vais rue Laffite, espérant que l’on me renseignera.

Le concierge de l’ancienne maison d’Eva répond à ma question :

— Mâme Renaud ? Elle a loué un pavillon dans le dix-septième… Villa des Ternes. Paraît qu’elle loge dans un atelier aménagé à son idée.

Flûte !… Ce n’est pas précisément à côté ! Je ne connais que vaguement le quartier des Ternes ; c’est pour moi l’une de ces régions éloignées que je place aussi bien vers les parages de Montrouge qu’aux abords de Levallois-Perret.

Après quelques secondes de réflexion, je saute dans un fiacre.

Villa des Ternes, me voici devant une allée qui serpente à travers des jardinets et longe les hauts vitrages des ateliers. J’erre au hasard dans la petite avenue. Le concierge m’a fournit des indications imprécises : « Un atelier, a-t-il dit. Oui, mais lequel ? »

Enfin, avisant une construction recouverte d’un châssis vitré, je me risque et je toque à la porte après avoir cherché vainement la sonnette.

— Entrez ! hurle une voix puissante.