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Page:Marais - La Carriere amoureuse.djvu/12

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Je la regarde profondément ; elle dit tout haut ce que je pensais tout bas. J’interroge, malicieuse :

— Dois-je conclure que vous allez me donner un conseil ?… Un conseil périlleux.

Eva réplique, d’une voix songeuse :

— Au fait, puisque tu te préoccupes de ton avenir et que tu désires entrer dans une carrière, pourquoi ne ferais-tu pas du théâtre ?

— Parce que je ne serais qu’une théâtreuse, marraine. Je n’ai aucune disposition, je le sais : je ne pourrais devenir qu’une piteuse cabotine à la voix artificielle, aux gestes convenus… Merci !

— C’est malheureux. C’eût été, comment dirai-je ?… un moyen intermédiaire.

— Ce moyen-là, je ne le prendrai pas… Si jamais je devais me lancer dans la carrière amoureuse, ce serait ouvertement, sans chercher le prétexte d’une profession fictive, sans me cacher — risquons le jeu de mots — derrière le manteau d’Arlequin ! C’est mon idée comme ça. D’ailleurs, nous n’en sommes point là. Qui sait ce que me réserve la vie ?

— C’est vrai, ma petite fille… Chacun a sa destinée… L’existence est un fleuve, comme dit l’autre : nous devons nous laisser aller au fil de l’eau et non lutter contre le courant, car ce ne sont pas nos coups de gaffe qui servent à conduire notre barque… Aussi, agis selon ton instinct et ne prête pas l’oreille aux mauvais propos de ta sotte marraine… Après tout, tu rencontreras peut-être un brave garçon qui t’aimera sans arrière-pensée… Moi, je suis une vieille femme femme usée, fanée… Je ne crois plus à rien ; mon esprit s’est aigri… Je suis venue me terrer dans ce quartier perdu comme un hibou qui craint la lumière. Laissez la vieille dame à ses pensées tristes, petite jeunesse blonde et rose, allez rayonner ailleurs…

Sa figure s’est attendrie ; ses yeux expriment le regret de la science humaine et la mélancolie des vies finissantes… Moi, je suis toute désemparée par ces contradictions de son esprit capricieux ; je vais rentrer plus désorientée qu’en venant…

Je regarde de ma montre : diable ! six heures un quart. Il est temps de partir. Eva me demande à la porte :

— Et Fripette, comment va-t-il ? Toujours aussi fou, ce grand gosse ?

— Papa va bien, marraine. Très pris par ses dernières répétitions… À propos, vous viendrez à la générale de l’Aubaine ?

— Mon pauvre petit ! Ça me semblera dur d’exhiber ma déchéance aux Folies, le théâtre de mes succès d’antan !

— Voyons, marraine ! Nous vous enverrons une baignoire bien sombre, bien discrète : on vous devinera… Sans compter que vous êtes encore rudement bien…

— Aux lumières ! fait Eva, avec un sourire railleur.

J’insiste ; j’obtiens une promesse vague ; puis, comme il est tard, je brusque l’entretien, les au revoir, les bonjours qu’en prenant congé on se charge mutuellement de souhaiter à de tierces personnes.

Dans la rue, je m’oriente, un peu dépaysée.

Le soir tombe, embrumant cette longue avenue des Ternes, atrocement déserte. Où diable aller pour trouver une voiture ?… Ça ? ce sont les fortifications. Je vais les suivre jusqu’à la porte Maillot. Avenue de la Grande-Armée, il doit y a une station d’autos.

J’avance, le long des tertres d’herbe rare. Ces monticules des fortifs, avec leurs poils espacés de gazon piteux, semblent des crâne de vieux messieurs qui commencent à se déplumer. Ce que papa serait inquiet s’il me savait en cet endroit, toute seule, à six heures passées du soir, puisqu’il paraît que les apaches hantent ces talus poussiéreux. Moi, je ne pense pas à avoir peur. Oh ! je ne m’en vante point : ce n’est qu’un courage négatif d’ignorer la crainte.

Tout à coup derrière moi, j’entends le ronron d’une automobile. Quelle chance : si c’était un taxi libre !

Je m’arrête, attendant qu’il arrive à ma hauteur, et je fais signe :

— Hep !… Hep !…

Stop. Le chauffeur se penche. Je m’approche. Zut ! c’est une voiture particulière… Elle est même d’un chic ! Bleu foncé, avec un tas de petites glaces biseautées.

Ma foi, tant pis ! Je me risque :

— Cent sous pour me descendre dans Paris ?

— Montez, fait le chauffeur, là, à côté de moi.

Je saute. L’auto démarre :

— Où dois-je vous conduire, mademoiselle ?

Étonnée que cet homme ait consenti aussi vite à faire un « lapin », je le considère avant de répondre. C’est un garçon de trente-cinq ans environ, fort et bien découplé, l’air joyeux et le teint fleuri. Il a des yeux bleus, très vifs, et son visage est barré d’une grande moustache rousse. Tout à coup, un éclair scintille à son col. Je me rapproche, intriguée ; je vois, entre les fourrures écartées, le veston, la cravate, et je constate avec stupeur que mon mécanicien porte à son épingle de cravate un diamant surmonté d’une grosse perle noire — joyau peu discret, mais superbe — et qui vaut bien la baga-